La ville offre des murs plus grands et surtout plus fréquentés que n’importe quelle galerie. Gérard Zlotykamien explique ainsi son passage à la rue :
J’avais remarqué que les peintres voulaient toujours être exposés dans une galerie donnant sur rue, et je me posais des questions à ce sujet. Je ne comprenais pas pourquoi ils ne peignaient pas directement à l’extérieur. C’est comme Utrillo, qui peignait des murs sur ses toiles. Autant peindre directement sur les murs (31)!
Il invoque également des motivations d’ordre politique :
A cette époque-là, j’étais fier de peindre dans la rue parce que dans certains pays, on mettait les gens qui réfléchissaient en prison. Ils étaient torturés, abattus. A Paris, il y avait toujours des touristes du monde entier, et je me disais qu’ils pourraient réfléchir sur la liberté. C’était le point central de mon travail : ouvrir quelque part quelque chose sur l’expression, la liberté.
Le contexte de réception est aux antipodes du « cube blanc » de la galerie : lieu de passage, de hasard, la rue ne cadre pas l’expérience, elle ne prépare pas l’attention à la rencontre avec l’œuvre, qui d’ailleurs peut s’y fondre et s’y confondre. N’ayant pas cherché à voir cette œuvre, le passant peut l’ignorer, ou même la détruire s’il le souhaite ; il peut également la juger sans complaisance. Rien ne signale qu’il y a bien art, ou que l’artiste est connu et reconnu : dans la rue, l’œuvre est libre des filtres perceptifs. Elle est aussi fragile et éphémère : exposée aux éléments et aux équipes de nettoyage municipales, sa durée de vie est brève.
Comme le font remarquer Stéphanie Lemoine et Julien Terral dans In Situ, exposer dans la rue n’est pas toujours un choix : « Si certains artistes on fait de la rue le “matériau” de leurs œuvres, d’autres s’y inscrivent “faute de”, ou “en attendant”. La ville ressemble parfois à un salon des refusés où l’on guette le moment d’entrer en galerie.(32)» La rue peut aussi s’imposer par nécessité : ainsi Daniel Buren impute ses premières œuvres in situ à la perte de son atelier (33). Paul Ardenne, pour sa part, constate que « l’art public non programmé (ou faussement non programmé) devient peu à peu un lieu commun de la création plastique (34)». La création in situ est un passage qui peut s’avérer fort utile pour une carrière d’artiste, qu’il sorte des Beaux-Arts ou qu’il soit graffeur autodidacte : la rue donne un cachet à des artistes qui peuvent construire un mythe personnel autour de la transgression ou du don, et est un moyen comme un autre de se faire repérer pour passer ensuite de l’autre côté du mur, côté galerie. Pour certains, la rue est une étape, une phase de leur création ; pour d’autres c’est un médium d’expression parmi d’autres. L’art créé dans la rue et photographié se dissémine sur Internet et devient sujet de conversation : parce qu’il est exposé publiquement, tout le monde en devient critique et curateur.
La rue est-elle pour autant devenue une galerie banalisée, comme les autres ? Pas si sûr : pour les auteurs d’In Situ, on peut aussi la considérer, « grâce aux œuvres populaires qui s’y exposent, l’exact contrepoint d’un milieu artistique souvent âpre et élitiste (35)».
Blek, artiste pochoiriste actif depuis les années 1970, ne conçoit la création que dans la rue :
Si je travaille dans la ville, c’est parce que la rue est le seul endroit vivant pour exposer son travail. Les autres sont des lieux morts. Je veux parler des galeries et des musées, de tous ces lieux où l’on emmagasine de l’art et qui sont d’une autre époque, d’un autre âge (36).
22. Sidewalk Gallery, JR, Londres, 2006
Le photograffeur français JR, qui colle des portraits directement dans les rues de plusieurs villes du monde, s’est d’abord exposé dans ses propres « galeries de rue » (Sidewalk Gallery) : ses premières photographies y étaient accrochées et entourées d’un cadre peint ou tracé au feutre, pour attirer l’attention esthétique. Pour lui, « la rue est un vecteur incroyable qui permet de toucher toutes les populations, toutes les catégories sociales, tous les âges, alors que seule une minorité va voir des expositions dans les galeries (37)».
31 Cité in Stéphanie Lemoine, In Situ, p. 19 et citation suivante
32 Stéphanie Lemoine, In Situ, p. 11
33 Paul Ardenne, Un art contextuel, p. 102
34 Ibid., p. 83
35 Stéphanie Lemoine, In Situ, p. 11
36 Ibid., p. 110
37 Ibid., p. 111
Page suivante : 2.1.2 Réinvestir la ville
Retour au menu : L’ART DE L’ESPACE PUBLIC : Esthétiques et politiques de l’’art urbain