Les préconisations de l’inspecteur de circonscription
Après m’être intéressé à la langue bretonne dans l’affichage administratif, dans la presse et dans l’édition, j’ai orienté mes recherches sur l’instruction. Là encore, je n’ai pas trouvé beaucoup de traces écrites concernant l’utilisation de la langue bretonne à Brest, toutefois, un document a tout particulièrement retenu mon attention. En 1864, Victor Duruy, ministre de l’Instruction Publique sous le Second Empire, commanda un rapport aux différents inspecteurs de circonscription, celuici avait pour but de mettre en évidence les niveaux de langue écrite et parlée des élèves de 7 à 13 ans. Dans ce rapport apparaissent les particularités locales concernant la connaissance de la langue française ou du « patois »(113). Voici les conclusions du travail mené par l’inspecteur de la circonscription de Brest(114) :
« Inspection de l’instruction primaire n°847, Objet : Langue Bretonne, Rapport à l’Inspecteur d’Académies à Quimper
Monsieur l’Inspecteur,
La circonscription de Brest comprend l’arrondissement du même nom, plus deux cantons pris dans celui de Châteaulin, soit en tout 95 communes. Dans 94 de ces communes, on peut dire que la langue bretonne est la langue usuelle ; nos petites villes même comptent encore plusieurs enfants qui ne comprennent et ne parlent que le breton et la ville de Brest est la seule qui fasse exception à cet égard.
Le travail que j’ai l’honneur de vous adresser en même temps que ce rapport comprend, ainsi que le demande S. E, la liste des 94 communes bretonnantes. J’ai placé en regard de chacune d’elle le nombre des garçons et celui des filles qui sont réellement en âge de fréquenter les écoles, c’est-à-dire qui sont âgés de 7 à 13 ans ; et j’ai divisé ces enfants en 3 catégories :
1. ceux qui ne savent ni parler ni écrire le français,
2. ceux qui, sachant parler le français, ne savent pas encore l’écrire,
3. ceux qui parlent le français et l’écrivent à peu près convenablement.
Le nombre total des enfants de 7 à 13 ans s’élève, dans les communes bretonnantes, à 17774 ; il comprend 8910 garçons et 8864 filles.
Ces chiffres se composent de la manière suivante(115) :
C’est à dire que sur 100 enfants sans distinction de sexe, 47 ne parlent ni n’écrivent le français, 28 le parlent mais ne savent pas l’écrire, 25 savent le parler et l’écrire d’une manière à peu près convenable.
Ces résultats proviennent de la combinaison des chiffres obtenus pour la circonscription toute entière ; mais il convient de remarquer, et l’état annexé au présent rapport(116) en renferme la preuve,
1. que la proportion des enfants qui parlent français est de beaucoup plus satisfaisante dans l’arrondissement de Brest que dans les 2 cantons de Châteaulin réunis à cet arrondissement,
2. que le nombre de garçons de cette catégorie l’emporte aussi sur celui des filles.
La première de ces différences est produite par deux ou trois petites villes, où le français est plus généralement en usage que dans les campagnes ; elle provient aussi de ce que dans les communes voisines de Brest, les habitants sont en contact journalier avec ceux de la ville, soit pour la vente des denrées, soit pour leurs autres affaires ; or nous avons vu plus haut que dans la ville de Brest, les personnes qui parlent breton même d’une manière très imparfaite, ne forment qu’une exception à peu près insignifiante. Il faut ajouter que dans l’arrondissement de Brest, les écoles sont plus fréquentées que dans les communes annexées de Châteaulin.
La deuxième différence s’explique par le petit nombre classes de filles ouvertes jusqu’à ce jour dans les communes rurales. Les résultats seraient tout autre si les personnes du foyer trouvaient à leur portée les mêmes moyens d’institution que les garçons ; car il est à remarquer que celles-ci apprennent et surtout parlent le français avec beaucoup plus de facilité que les hommes.
Pour les enfants de 7 à 13 ans qui savent s’exprimer en français dans nos communes rurales fréquentent une école soit publique soit libre ; mais il ne faut pas croire que les 8028 enfants désignés comme ne sachant que le breton demeurent pour cela privés d’instruction. Une moitié environ (3778 {garçons 1785, filles 1993) suivent les écoles, mais n’y sont encore que depuis trop peu de temps pour avoir pu apprendre le français. Ne perdons pas de vue, en effet, que dans nos campagnes, lorsque les élèves se présentent pour la première fois en classe, non seulement ils ne savent s’exprimer qu’en breton mais ils ne comprennent pas les mots les plus usuels de la langue française.
C’est là, monsieur l’inspecteur, une difficulté bien grande pour nos instituteurs, aussi cherchons nous depuis longtemps un remède à ce déplorable état de choses ; malheureusement nous devons reconnaître que si les moyens employés jusqu’à ce jour ont améliorés la situation, ils sont insignifiants pour déraciner le mal.
En effet, nous ne pouvons interdire de manière absolue l’usage du breton, même dans nos écoles publiques. Deux raisons s’y opposent : d’abord il faut bien que le maître emploie cet idiome pour se faire comprendre des commençants qui, ainsi que nous l’avons déjà dit, lui arrivent ne sachant pas un seul mot de français ; en second lieu, le maître doit à ses élèves l’enseignement religieux, il est donc forcé de leur faire le catéchisme et chacun sait que dans toutes nos paroisses rurales, voire même dans nos petites villes, non seulement le catéchisme, mais toutes les instructions, les prônes, les sermons, se font en langage breton. Le jour où l’on voudrait imposer dans les classes l’étude exclusive du catéchisme français, on verrait s’élever une opposition qui le rendrait complètement déserté ; car à tort ou à raison, la plupart des membres du clergé pensent qu’avec la langue bretonne, on verrait disparaître la foi et les habitudes religieuses de nos cultivateurs. Il n’est donc pas surprenant qu’ils fassent tous leur efforts pour s’opposer à ce qu’ils appellent l’invasion du français(117).
Nous avons dû, Monsieur l’Inspecteur, accepter la situation telle qu’elle nous était faite, et ne pouvant exclure le breton de nos écoles, nous avons du moins cherché à en tirer le meilleur parti possible. C’est dans ce but que nous avons introduit dans les classes des exercices de traduction orale et écrite. Déjà nous possédons à cet effet quelques ouvrages élémentaires bretons désignés spécialement pour les écoliers et renfermant des exercices de vocabulaire pour les commençants, et des sujets de version pour les élèves plus avancés. Cette méthode que nous expérimentons depuis quelques années a déjà produit de bons résultats et nous en promet de meilleurs pour l’avenir.
Il est bien entendu que dans la classe, aussi bien en pensant les récréations, il est interdit aux enfants de converser en breton ; mais si le maître peut bien les forcer à s’exprimer en français pendant qu’ils sont sous ses yeux, il ne peut les empêcher de perdre la plus grande partie du fruit de leurs leçons lorsqu’ils rentrent à la maison maternelle où ils n’entendent plus parler que le breton, et où ils ne seraient même pas compris s’ils se servaient d’une autre langue. Pour parer à cet inconvénient, il serait bien désirable d’augmenter autant que possible le nombre des pensionnats primaires.
L’expérience nous a plus d’une fois démontré que les élèves réunis en internat s’expriment plus facilement en français au bout de six mois que ne le font souvent les élèves externes au bout de deux années d’école.
Il serait aussi souhaitable que chaque commune ait son école de filles. Lorsque les mères de famille sauront le français, ellet le parleront à leurs enfants et contribueront peu à peu à déraciner l’habitude du langage breton.
En résumé, Monsieur l’Inspecteur, je suis persuadé que l’idiome breton ne fera définitivement place à la langue française que lorsque celle-ci sera devenue dans notre pays la langue des transactions commerciales, ce qui ne peut manquer d’arriver lorsque les voies ferrées, actuellement en cours de construction, auront mis nos population en contact avec le reste de la France, dont elles sont aujourd’hui pour ainsi dire isolées.
Déjà la loi sur le recrutement de l’armée appelle chaque année sous les drapeaux un certain nombre de jeunes gens qui tous reviennent dans leurs communes avec une certaine connaissance du français ; déjà, comme nous l’avons dit au commencement de ce rapport, ils est bien peu d’enfants qui ne sachent au moins parler cette langue dans les communes voisines de Brest ; déjà sur les côtes de l’Océan et de la Manche, les rapports continuent avec les équipages des marins en relâche, les relations commerciales que l’on entretient avec eux, ont produit leurs fruits, et il est aujourd’hui peu de famille sur le littoral dans lesquelles le français ne soit pas la langue habituelle.
Espérons, Monsieur l’Inspecteur, qu’il en sera bientôt de même pour les localités situées dans l’intérieur des terres, et que les écoles aidant, cette transformation du langage s’effectuera sans que les craintes exprimées par certains membres du clergé se trouvent justifiées. Lorsque l’instruction religieuse pourra sans inconvénient se donner en français dans l’église aussi bien que dans l’école, le breton finira par disparaître complètement.
Jusque là, Monsieur l’Inspecteur, nous ne pouvons employer pour combattre le mal que les moyens indiqués plus haut, c’est-à-dire les exercices de traductions pour l’école, la défense aux élèves de converser en breton, la création de pensionnats primaires partout ou faire se pourra, et surtout l’obligation pour chaque commune d’entretenir une école de filles.
Agréez, Monsieur l’Inspecteur, l’assurance de mes sentiments respectueux.
L’Inspecteur »
Les conclusions de ce rapport nous renseignent sur le nombre d’enfants bretonnants de la circonscription de Brest, qui comprend 95 communes. Et l’Inspecteur a établi un détail pour chaque commune dont je n’ai malheureusement, pas trouver le détail aux différents services des archives. Dans les 94 communes de la circonscription, la majorité des enfants sont bretonnants118 et seule la commune de Brest fait exception à cette règle. Mais si la majorité des petits Brestois parlent le français, cela laisse supposer qu’une minorité parle breton. Il y est aussi indiqué que les communes avoisinant l’agglomération brestoise connaissent un recul de la langue bretonne, au profit du français, suite aux échanges commerciaux avec la cité. Nous pouvons donc supposer que la ville de Brest baignait dans un environnement majoritairement francophone. Plus largement, ce rapport met en évidence le point de vue de l’Inspecteur concernant la langue bretonne et quelle serait la démarche à suivre pour l’extinction du breton dans les campagnes, notamment l’importance de la transmission de la langue par la mère. Il dresse ici une analyse sociolinguistique avant l’heure.
Instruction religieuse et messes en breton
Les archives municipales et communautaires de Brest m’ont fourni un autre document pertinent. Il s’agit d’une communication de l’évêque de Quimper et du Léon(119), Mgr Anselme, adressée à l’ensemble de la communauté religieuse de l’évêché le 4 mai 1882, concernant l’éducation. Voici un extrait intéressant de cette lettre :
« […] Notre diocèse, comme vous le savez, présente pour l’instruction chrétienne deux difficultés spéciales. Il y a, en premier lieu, les paroisses dans lesquelles, parmi les enfants qui se préparent à la première communion, les uns ne connaissent que la langue française tandis que les autres ne connaissent que la langue bretonne.
En second lieu, s’il n’y a plus qu’un catéchisme français, il y a encore quatre catéchisme bretons, et par suite des migrations plus fréquentes des familles, la lettre du catéchisme apprise dans la première enfance n’est pas la même que celle qui est expliquée avant la première communion.
Pour remédier au premier inconvénient, il sera nécessaire, dans plusieurs paroisses, d’avoir un catéchisme français et un catéchisme breton. […]
Quant à la seconde difficulté, nous laissons à votre appréciation la solution qui devra lui être donnée. La traduction bretonne du catéchisme français sera incessamment publiée. Mais si vous pensez que, pour faciliter l’instruction chrétienne dans les villages, l’ancien catéchisme doit être conservé pendant quelque temps, nous vous en donnons l’autorisation […] »
Cet extrait, présent dans l’introduction de la lettre, dresse un constat : il y a, dans le diocèse, des enfants qui ne connaissent que l’une ou l’autre langue. Il faut donc, pour une meilleure compréhension et devant l’école publique gagnant du terrain depuis la loi Ferry datée du 28 mars de la même année et imposant un enseignement laïque, proposer un enseignement du catéchisme en breton pour pouvoir toucher le plus de monde possible. Ainsi, l’évêque ordonne ce qui suit (extrait) :
« Article 3. Dans toutes les paroisses où cela sera utile, il y aura un catéchisme français et un catéchisme breton […] »
Ainsi, par décret de l’évêque de Quimper et du Léon, l’enseignement du catéchisme se fera en breton dans l’évêché à partir de mai 1882, dans toutes les paroisses où cela sera nécessaire. Malgré mes nombreuses recherches, je n’ai pu trouver trace d’un tel enseignement à Brest après 1882.
Toutefois, Mgr Anselme n’était pas le premier à comprendre l’intérêt de l’enseignement religieux en langue bretonne pour la propagation de la foi chrétienne. En effet, un de ses prédécesseurs, en 1832, précise que l’aumônier du vaisseau-école va être chargé « de l’instruction des mousses de la Cayenne(120), parmi lesquels se trouvent plusieurs petits Bretons à qui son ministère deviendra inutile faute de connaître la langue du pays.(121) » Il pose alors le principe que « la connaissance du dialecte bas-breton est indispensable pour donner utilement les soins religieux soit aux marins de l’Orion même, soit aux enfants appartenant aux équipages de ligne. » Cette lettre est une réponse à l’aumônier léonard qui, connaissant bien le breton, demandait à passer sur le vaisseau-école en permutation de son collègue qui ne le connaissait pas.
Peu de documents nous renseignent, en dehors de la lettre de l’évêque dont je viens de faire allusion, sur le langage utilisé pour l’enseignement du catéchisme à Brest. Toutefois, certains nous relatent le souhait de messes en breton formulé par des paroissiens brestois. Dans une lettre adressée à l’évêque le 11 juillet 1826, le curé de Saint-Sauveur, L. Inizan, se demande comment organiser le jubilé (les mots « français » et « bretons » sont à prendre ici au sens linguistique du terme) :
« La population de ma paroisse se compose, peut-être dans une proportion égale, de breton et de français, il est essentiel que le jubilé y soit donné dans les deux langues, ce qui ne pourrait avoir lieu en même temps puisque nous n’avons qu’une église. Je devrais commencer par le jubilé Breton. Plusieurs personnes de Brest ainsi que les habitants de Saint-Pierre Quilbignon, qui avoisinent la ville, demandaient à y être admis. Les bretons, étant généralement plus facile à toucher, je pensais que leur bon exemple produirait un bon effet et donnerait de l’élan au reste de la population.(122) »
Nous voyons ici que la population de la paroisse de Saint-Sauveur, c’est à dire Recouvrance et la campagne environnante jusqu’à Saint-Pierre Quilbignon, est composée d’au moins une moitié de bretonnants, toutefois, la proportion de locuteurs bretonnants à Recouvrance (hors campagne) ne peut être déduite à partir de ce document. De plus, plusieurs personnes de Brest demandaient à être admises au jubilé en breton : s’agit-il ici uniquement des personnes de la rive droite ? Nous pouvons supposer que le curé Inizan parle ici de certaines personnes de Brest, rive gauche, le terme de « Brest » étant très souvent utilisé pour désigner ce côté de la Penfeld. D’ailleurs, à « Brest-même », des sermons sont formulés en breton à l’église des Carmes en 1842(123).
La langue bretonne était donc bien présente dans la vie publique brestoise au XIXe siècle. L’administration, la presse, l’édition, l’instruction et l’Église ressentaient le besoin de communiquer en breton à Brest. Le choix de ce langage pour communiquer tend à prouver qu’il existait une population bretonnante à Brest et qu’une part de cette population était suffisamment instruite pour pouvoir lire – voire même rédiger – ces annonces. De plus, le souhait de messes en breton formulé par des paroissiens brestois ainsi que l’enseignement catholique nous indiquent que cette population était demandeuse – voire même nécessiteuse – de langue bretonne.
113 F. Broudic, La pratique du breton de l’Ancien Régime à nos jours, PUR, 1995, p. 49
114 Rapport de l’inspecteur de circonscription de Brest, archives départementales du Finistère, cote 1T202-1
115 Les chiffres – faux – ont été retranscrits tels quels
116 Malgré mes recherches, je n’ai pu trouver l’état en question
117 Souligné dans le texte original
118 Même si les chiffres énoncés sont faux, nous pouvons prendre ceci comme une affirmation.
119 Lettre de l’évêque, cote 4S199, archives municipales et communautaires de Brest, copie en annexe
120 A l’origine, la Cayenne était un vaisseau désaffecté aménagé en caserne flottante pour les marins. Ce terme s’appliqua à la caserne construite à terre. La Cayenne était donc, à Brest, la caserne des marins, devenue par la suite le deuxième dépôt des Équipages de la Flotte.
121 Archives de l’Évêché de Quimper et du Léon, lettre du 8 mars 1832 de l’aumônier à l’Évêque.
122 Correspondance Saint-Sauveur, document 72, archives de l’évêché de Quimper et du Léon, copie en annexe.
123 Archives de l’Évêché de Quimper et du Léon, lettre du 28 juillet 1842 du curé Mercier à l’évêque, Y. Le Gallo, op. cit. p. 44.