La modélisation du comportement
Le design adapte sa communication à l’Homme. L’Homme adapte son comportement une fois le design intégré. De ce processus se crée alors un véritable échange.
Or, si les signes utilisés proviennent de l’étude de l’existant autour de l’Homme, les usages apportés par le numérique sont, eux, bien nouveaux pour l’utilisateur. Tandis que l’objectif reste de se rapprocher au plus près de la culture de l’Homme afin de s’intégrer aussi naturellement que facilement, il s’avère que le comportement développé reste cependant toujours le fruit de l’Homme.
La période que nous traversons et que nous pouvons qualifier de « nouvelle culture digitale » en est le parfait représentant : nous apprenons de nouveaux gestes, nous développons de nouveaux comportements face à de nouvelles interfaces et, ainsi, nous nous adaptons aux différents supports existant (smartphone, tablette numérique… et à venir.
L’exemple marquant de ces dernières décennies reste la société californienne Apple. L’entrepreneur et inventeur Steve Jobs, directeur de la compagnie, a su combiner l’ergonomie au ludisme, en centrant de manière avant-gardiste ses créations toujours plus innovantes sur l’utilisateur et non plus sur le produit en lui-même. Cette démarche a permis une démocratisation du numérique. Le génie d’Apple réside tout autant dans son utilisation avec une utilisation centrée sur l’intuition : tout parait naturel, presque « déjà-vu ». Plus encore, s’il arrive naturellement que nous cherchons par moment des fonctions, que nous tâtonnions et essayons quelques gestes, imprécis, parfois absurde, toute la richesse de pensée de l’interface dans ce contexte se révèle. Un exemple concret pourrait être l’écriture de message en lettre majuscule : qui n’a pas écrit les lettres une à une en appuyant de manière répété sur le touche majuscule, cherchant la commande permettant d’activer le verrouillage de ces majuscules ? Ce n’est qu’en se trompant, en essayant et en appuyant parfois sans le faire exprès deux fois sur la touche majuscule que cette dernière se verrouille et permet une écriture majuscule continue. Et Nous découvrons alors de nouvelles possibilités. Face à cette interface nouvelle, l’utilisateur a ainsi la possibilité d’auto-apprendre, enrichissant son rapport à la machine.
De cette manière, les niveaux de maitrise des usagers évoluent : progressivement nous mémorisons de nouveaux gestes pour en découvrir encore de nouveaux par la suite. La connaissance s’acquiert au contact répété de ces différentes interfaces. Plus nous exerçons l’interface plus nous incorporons de connaissances. Chaque expérience permet de se créer une « mémoire sémantique » adaptée à ces nouveaux designs.
Il apparaît alors que cette nécessité d’adaptation permanente impacte l’Homme : sa connaissance, sa perception, ses émotions, sa culture s’en trouve affectés. Mais l’utilisation de tels objets de design dessine une influence plus grande encore, à travers des interactions extérieures s’élargissant à l’échelle de notre société.
La modification des codes en société
Le designer est un interprète créateur de codes et révolutionnaire générateur de comportements. Par ce mode d’action, le design devient geste culturel
Ainsi, par son action il déclenche un véritable impact social. Le design détermine alors nos modes de vies et impulse un nouveau rapport à notre monde. Les innovations et plus spécifiquement le numérique nous offrent une nouvelle perception de nos vies : nos gestes, nos comportements, notre réflexion se trouvent affectés par ces interfaces numériques et en sont aujourd’hui largement dépendants.
Dans « Le système des objets », Jean Baudrillard aborde l’importance de la notion du geste par rapport aux objets. Si les gestes étaient initialement purement mécaniques, ils comportent aujourd’hui toute une symbolique. Ces mêmes symboles se trouvent alors indispensables, leur conception étant la base de création d’une société dans laquelle nous sommes amenés vivre ensemble, et comprendre les mêmes choses que nous partageons.
Nous pouvons alors revenir sur l’exemple de la firme à la pomme. L’intuitivité de son interface qui a d’ailleurs contribué à une partie de sa renommée, nous a permis d’introduire de nouveaux codes et gestes. Si l’influence d’une interface réussie nous amène alors à l’intégrer, l’Homme va en fait aller jusqu’à l’intégrer au cœur de son environnement de vie. Ainsi, ces gestes et codes issus du domaine numérique et propres à celui-ci se retrouvent transposés tout autour de nous. De cette manière, ils intègrent alors notre culture.
Le meilleur exemple reste celui de la manipulation des images et des textes avec, notamment, le « pinch’ to’zoom » (pincer ou écarter pour faire varier le grossissement d’une image et le « turn’ pages » (faire glisser pour passer d’une page à une autre). De tels gestes sont aujourd’hui utilisés couramment dans notre société et sont trouvent alors parfaitement intégrés à notre bibliothèque sémantique.
Au travers du processus d’échange dans notre société, de tels gestes sont amenés à être connus et utilisés par des personnes n’ayant même jamais eu de contact avec l’interface responsable de ce nouveau geste. Ces codes se sont ainsi intégrés dans notre société et dans notre culture, facilitant l’adoption de ces technologies.
Cette intégration, lorsqu’elle est parfaitement réussie, arrivent ainsi au point de se développer jusqu’à peupler notre environnement sans toutefois que l’Homme ne s’en rende finalement compte. Nous sommes alors face à des objets totalement intégrés, presque transparents, modifiant les comportements à grande échelle.
Au-devant de l’arrivée du design d’expérience utilisateur, nous avons pu remarquer les changements introduits par l’intégration d’une démarche plaçant l’utilisateur au centre de sa conception et donc de sa réflexion.
Ainsi, le design tend à s’intéresser aux psychologies de l’Homme comme aux questions de cognition, évoluant plus encore vers un caractère pluridisciplinaire fort. Par l’étude de l’individu opéré au cours de cette partie, il nous est toutefois apparu que l’utilisateur humain et les modes d’utilisation ne sont pas totalement formalisables d’une façon telle que l’on puisse les considérer comme fixes et connus. Par ailleurs, l’usage d’un nouveau système par les utilisateurs change leurs modes de travail et donc leurs habitudes, leurs besoins et leurs attentes. Nous assistons au final à une coadaptation entre le système et les utilisateurs : le système est conçu en fonction des besoins des utilisateurs et ces besoins changent en fonction des caractéristiques du système. Ces effets sont les témoins de cette interaction continue entre l’Homme, le design et les innovations numériques.
Qu’importe alors quelle démarche sera adaptée à l’utilisateur cible qu’il aura établi, l’enjeu du design reste d’intégrer les notions d’utilisabilité et d’interactivité dans son rapport à l’utilisateur. Pour que le numérique soit utilisable il doit donc être compris et assimilé par l’homme. Nous avons ainsi vu que utilisation de l’objet de design doit pouvoir se faire de manière facile tant dans son interprétation que dans les gestes.
L’idée est alors de rendre l’utilisation la plus naturelle possible pour l’individu, l’adaptant à son environnement comme à son identité. Ainsi, lors de son introduction à la conférence « Interfaces innovantes : vers une même interface pour le grand public et les professionnels ? » le chercheur en informatique Michel -audouin-Lafon dira « je n’ai pas la sensation d’utiliser une interface, cela veut donc dire qu’elle est bien faite ».(1)
Il apparaît donc que c’est à travers cette démarche centrée sur l’Homme et la société que nous rencontrons la notion d’invisibilité appliquée au design. L’objet ainsi intégré se fond dans l’environnement, la société en devenant « transparent ».
Mais l’interface numérique devient ainsi parfois difficile à délimiter car elle implique corollairement une modification de notre psychologie et de nos postures. Il n y a alors plus de limites…
1 Michel -audouin-Lafon lors de la rencontre « Interfaces innovantes : vers une même interface pour le grand public et les professionnels ? » organisée par la Fing et Intuilab le 25 septembre 2006
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