Analyse de la mise en oeuvre : tâtonnement ou réussite ?
Je centrerai maintenant la comparaison des deux manuels sur la mise en oeuvre (ou non) de l’approche actionnelle, et plus particulièrement sur l’assimilation de la notion de tâche. L’approche actionnelle, associée à la notion d’une tâche-pas-seulement-langagière à accomplir en société est née en 2001, avec la première apparition du Cadre Européen Commun de Références pour les langues (désormais CECRL). Ce nouveau paradigme didactique se centre sur l’action car il considère les apprenants des langues comme des acteurs sociaux ayant des tâches à accomplir en société. La perspective actionnelle s’éloigne, sans qu’on puisse parler d’un écartement total, de l’approche communicative (courant méthodologique qui la précède), de sa centration sur le langage, de la notion de classe au profit de la notion de groupe, et de la méthode de simulation au profit de la communication réelle et des échanges interactionnellement bien justifiés.
Mais « agir ensemble, en vue d’agir en société implique la création ou la modification de tâches d’apprentissage jusqu’au présent plutôt orientées vers la communication »(10). Il s’agit maintenant de mobiliser les compétences dont dispose un ou plusieurs sujet(s) « en vue de parvenir à un résultat déterminé.»(11). À ce propos, l’objectif premier de toute tâche de langue sera un objectif extralinguistique ; elle amène l’apprenant pas seulement à communiquer avec l’autre mais à agir avec lui. « On appelle tâche toute action intentionnée qu’un individu juge nécessaire pour obtenir un résultat concret à propos de la résolution d’un problème, de l’accomplissement d’une obligation ou de l’atteinte d’un objectif. »(12). En d’autres mots, un tâche c’est une « activité contextualisée : situation que chacun de nous est susceptible de rencontrer (…) dans la vie de tous les jours (…). Cette activité pose un problème (…). Cette activité est finalisée : elle a un but, une finalité (…). Cette activité est complexe et oblige à convoquer une série de savoirs, à faire des calculs, tout cela selon une démarche pertinente (…). Cette activité doit donner un résultat (…) »(13), laisser une trace.
Pour mettre en oeuvre ma comparaison des manuels, j’utiliserai comme critères des éléments montrant la transition plus ou moins évidente, plus ou moins réussie de l’agir communicationnel à l’agir actionnel : les entrées des contenus, les activités de classe proposées et, plus tard, la configuration de la participation.
a-) Les entrées des contenus : entrée par la communication ou par l’action ?
L’entrée est l’élément par lequel un enseignant ou un manuel choisissent de commencer une séquence didactique, de découper un contenu, d’aborder un thème. L’ « entrée » constitue « le principe de cohérence reliant les différentes parties hétérogènes de son objet d’enseignement »(14).
Les types d’entrées, utilisées pour découper et relier en segments ordonnés le processus d’enseignement-apprentissage du FLE, se sont succédées tout au long de l’histoire. Les entrées ont été choisies en fonction de chacun des moments de l’évolution des courants didactiques : entrée par la grammaire-méthodologie traditionnelle, entrée par le lexique-méthodologie directe, entrée par la culture-méthodologie active, entrée par la communication- méthodologie audio-visuelle/ communicationnelle, entrée par l’action-méthodologie/approche actionnelle(15). Analysons dans les méthodes Tout Va Bien 1 et Latitudes 1, la transition vers l’approche actionnelle par les types d’entrées qu’elles proposent.
b-) Les activités de classe proposées.
Exercices, activités, tâches, projets : Apprendre pour faire versus Agir pour apprendre
Exercices : « toute activité qui vise l’acquisition, l’installation, l’automatisation d’une ressource, (…) même s’il est ludique, (…) la maîtrise de la morphologie »(18)
Complètement centrés sur la forme et servant de modèles dans les deux manuels analysés, ils sont beaucoup plus contextualisés et variés dans Latitudes 1 et s’intègrent mieux à la thématique de l’unité. Dans le cas de Tout Va Bien 1 les exercices de grammaire, lexique et prononciation sont toujours lacunaires et destinés à la fixation des structures, et à la réutilisation lors des activités de production. Dans le cas de Latitudes 1, les exercices sont proposés pour intégrer les savoir linguistiques acquis, et comme aide à la compréhension d’un document audio/à la transition entre un document audio et l’autre. En fait il y beaucoup d’exercices de grammaire ou de lexique proposés par un matériel oral.
Activités : « Faites comme si vous étiez… ». Des vestiges de l’agir communicationnel.
« Les activités amènent l’apprenant à manipuler et utiliser la langue étrangère, elles sont repérables par des consignes, il y un usage de la langue à des fins de communication »(19).
Les activités proposées dans les deux manuels analysés sont majoritairement de compréhension et production écrites, et d’expression et de production orales. Elles finissent au moment où l’efficacité de l’acte de communication est vérifiée. La plupart des activités de communication sont de simulation ou de remploi des structures « apprises »/ écoutées dans les dialogues. Les échanges demandés ne sont pas interactionnellement justifiés : les apprenants n’ont vraiment pas besoin les un des autres pour interagir. Ils pourraient faire parfois de petits monologues les uns en face des autres en lieu des dialogues qui leur sont demandés de faire.
La progression des ressources et des exercices et des activités est mieux établie dans Latitudes 1. Cependant, ni dans Latitudes 1 ni dans Tout Va Bien 1 il y a des activités à réaliser préalablement ou en aval de l’acte de communication (par exemple les sections de production écrite et orale « Écrire », « Parler »), ce qui est typique de la compétence communicative. Même quand les consignes demandent d’afficher le résultat de l’activité au mur de la salle de classe, il n’y a pas de traitement post-communicatif de l’information (propre de la compétence informationnelle que selon le CECR devrait maitriser l’apprenant-acteur social): on ne demande pas de compléter, d’enrichir, ou d’actualiser cette « nouvelle information produite ». Cette interruption des activités une fois constatée l’efficacité de la communication, empêche les apprenants de s’impliquer dans l’évaluation des documents produits, ce qui est aussi contradictoire avec les intentions d’autonomie déclarées par les auteurs des deux méthodes.
Tâches et Projets : « Vous êtes donc faites ! »
« La tâche est alors une activité qui n’est pas seulement communicationnellement vraisemblable, mais aussi interactionnellement justifiée dans la communauté où elle se déroule ». Bouchard (1985).
« La conception d’une tâche requiert la prise en compte de six paramètres : les objectifs, les données de départ, les activités que l’apprenant sera amené à réaliser, les rôles respectifs de l’enseignant et des apprenants, et enfin le dispositif ». Nunan (1991).
« Furstenberg (1997) assigne à la tâche « un double rôle : celui de faciliter l’exploration et de permettre la construction d’un sens par l’utilisateur et, en même temps, celui d’évaluer ce qu’il aura compris et retiré » (20)
On ne peut pas parler de la notion de « tâche » dans le sens prôné par le CECR, car toutes les activités proposées dans les deux méthodes analysées, visent la simple communication entre les apprenants dans une situation de simulation, les préparant pour des échanges en milieu francophone (à mon avis en milieu plutôt français), tel que prôné par la méthodologie communicative. Dans presque aucun de ces deux manuels les apprenants n’aboutissent à la création d’un produit neuf, ni voient presque jamais une trace du résultat de leurs interactions ; le fait d’afficher n’importe quelle production écrite au mur de la salle de classe, pour ne plus se servir après de ce papier, ne transforme pas une activité en tâche. Il faudrait mentionner comme exception, même si les consignes ne sont pas très claires ou bien élaborées la tâche « Grand Reporter », Unité 9-Module 3 de Latitudes 1, et l’activité « écrire », page 25 de Tout Va Bien 1.
De façon générale, dans ces deux manuels les apprenants ne sont pas amenés à partager de manière équitable leurs informations ou leurs savoirs faire pour arriver à une solution unique. On pourrait mentionner comme exception les tâches « Grand Reporter », « Bienvenue !», Unité 4-Module 2, et « Voyages », Unité 12-Module 4, toutes les trois de Latitudes 1.
Tout Va Bien 1 propose trois sections appelées « Projets ». Même dans ces sections la dimension collective du travail à réaliser n’est pas claire. La connotation individuelle apparaît dès la consigne et le travail à faire par de petits groupes n’aboutit jamais à impliquer tout le groupe-classe. Les petites équipes qui sont créées, car demandé par les consignes dans le cas des activités et des projets, n’ont jamais un besoin réelle d’interagir entre elles : il n’y a pas de décalage d’information entre les membres des équipes ni entre les sous-groupes, ni de distribution de sous-tâches/ du travail à faire de manière à ce que les apprenants possèdent la moitié de l’information demandée pour accomplir le tout de la tâche, ou aient besoin du travail/ de l’information d’autres pour accomplir eux leur propre partie de la tâche.
3.1 . L’apprenant comme acteur social et la classe comme microsociété.
À la recherche des allures d’une dimension collective dans les deux méthodes.
« Face à cette évolution, l’objectif visé est la co-action sociale, c’est-à-dire l’action finalisée et conjointe par le biais de l’apprentissage d’une langue dans un cadre social donné, (…). Dans le monde actuel, l’acteur social qu’est l’apprenant n’est plus une personne qui cohabite seulement avec des étrangers mais qui agit en société, c’est-à-dire conjointement avec d’autres. C’est alors en agissant et en travaillant ensemble que se construisent des représentations communes.
Le plus important donc pour la perspective actionnelle n’est plus la simple communication (« comme objectif à atteindre et moyen privilégié pour atteindre cet objectif »(21)) interindividuelle entre apprenants (dyades), mais la formation d’acteurs sociaux dans la microsociété qui serait la salle de classe. L’objectif s’avère d’apprendre aux acteurs sociaux non simplement à communiquer avec l’autre mais à agir en groupe dans une société. Les tâches contiennent une profonde dimension collective ; voyons si cette dimension collective est présente dans les deux méthodes analysées même si, comme nous l’avons déjà vu, ces deux manuels n’ont pas bien intégré la notion de « tâche » prônée par le CECR.
Tout Va Bien 1 : Les activités de production orale, localisées dans la section « Parler » sont conçues (dès les consignes) pour des binômes, ou à la limite des triades. Les activités orales impliquant toute la classe sont, comme c’est typique de la méthode communicative, très rares. Même dans les trois sections consacrées à l’élaboration de projets, la dimension collective du travail à réaliser n’est pas claire. Comme nous l’avions déjà vu, la connotation individuelle apparaît dès la consigne et le travail à faire par de petits groupes n’aboutit jamais à impliquer tout le groupe-classe. Les petites équipes qui sont créées parce que les consignes le demandent n’ont jamais besoin d’interagir entre elles.
La dimension collective de Tout Va Bien 1 est assurée parfois et favorisée d’autres fois par la « mise en commun », proposée à la fin de presque la totalité des exercices de langue et des activités de compréhension. Dans la mise en commun des activités de production, orientée systématiquement dans le livre du professeur, chaque équipe rapporte aux autres ce que chacune d’elles a fait de son côté.
Latitudes 1: L’Avant-propos de Latitudes 1 pourrait faire penser que les « actions de communications proposées s’inscrivent d’uns un contexte social clair ». Les auteurs disent, en effet, dans le Guide pédagogique que « Par les travaux de groupes, chaque apprenant peut confronter ses idées à celles des autres apprenants. »(22). Ces affirmations ne se traduisent pas de façon évidente dans l’ensemble des activités de la méthode. À la différence de Tout Va Bien 1, les consignes des exercices et des activités de compréhension, de systématisation des contenus, et même de production écrite n’invitent jamais les apprenants à vérifier leurs réponses avec celles de leurs collègues, ni à « construire son apprentissage et conceptualiser le système de la langue avec les autres» (p.4) comme dit le Guide. C’est seulement dans certaines activités de production orale, et dans un nombre restreint d’exercices de compréhension orale que le travail en groupes (de deux) est demandé explicitement aux apprenants, cette invitation ayant des fins éminemment communicatives. Exemple : « répétez par groupes de deux », « par groupes de deux, jouez la situation », « complétez, puis jouez les dialogues » « (…) jouez le même dialogue avec votre voisin », « imaginez et jouez la scène », « mettez-vous par groupes de deux ».
Contradictoirement, dans la grande majorité des activités, appelées dans cette méthode « tâches », le travail en binômes ou en groupe n’est pas explicitement demandé. L’emploi du « vous » est la façon dont la consigne est rédigée pourrait faire penser à un travail complètement individuel, à un travail fondamentalement individuel à l’aide ponctuelle d’un camarade, ou à un travail individuel d’abord et confronté ensuite. Exemple : « Vous allez travailler six mois au Canada. (…) », « Vous allez à l’Alliance française pour prendre des cours de cuisine. (…) », « Vous êtes dans un café et vous participez à une soirée de rencontres. Par groupes de deux, présentez-vous rapidement (…) », « Interrogez votre voisin sur », « Travaillez avec votre voisin. Décrivez une ville de votre région. ». Il n’y a qu’une seule consigne dans Latitudes 1 impliquant toute la classe. En fait, elle oblige l’enseignant à bien organiser la démarche pour éviter le chaos et pour bien distribuer le tour de parole : « Discutez en classe : préférez-vous le style d’Anne ou de Pauline ? Pourquoi ? ».
10 « Agir d’usage et agir d’apprentissage en didactiques des langues-cultures étrangères : enjeux conceptuels, évolution historique et construction d’une nouvelle perspective actionnelle ». Thèse de doctorat d’Émilie Perrichon (octobre 2008).
11 Cadre Européen Commun de Référence, Didier, Paris, 2005.
12 CECRL, traduit de la version espagnole.
13 Denyer, Monique, La perspective actionnelle définie par le CECR et ses répercussions dans l’enseignement des langues.
14 Christian Puren, Domaines de la didactique des langues-cultures. Entrées libres. Publié dans la revue Les Cahiers pédagogiques No 437, novembre 2005, pp41-44 (Paris :CRAP).
15 Idem. Voir tableau résumé Évolution historique des entrées en didactique des langues-cultures étrangères.
16 « L’unité didactique correspond au regroupement de différents contenus (…). Elle est construite autour d’objectif d’apprentissage (…) ». Fascicule du cours : Courants méthodologiques et analyse de manuels, page 78
17 Exemple : « Parler de ces projet » pour la conceptualisation du futur proche, du pronom on et la révision du présent ; « Parler d’actions passées » pour conceptualiser le passé composé, les articles.
18 Denyer, Monique, La perspective actionnelle définie par le CECR et ses répercussions dans l’enseignement des langues.
19 Vetter, Ana ; Stage pour professeurs de FLE CLA de Besançon, 2007.
20 Bouchard (1985), Nunan (1991), dans F. Mangenot, Quelles tâches dans ou avec les produits multimédias ?
21 Christian Puren, Formes pratiques de combinaison entre Perspective actionnelle et approche communicative : analyse comparative des trois manuels. Article publié sur le site de l’APLV, 2008.
22 Latitudes 1, Guide pédagogique page 3