Le recensement de 1851
Souhaitant savoir quelle était l’évolution démographique de la ville de Brest, j’ai effectué, à partir des chiffres du recensement de la population qui étaient à ma disposition, un tableau récapitulatif (sondage entre 1806 et 1866). Certains chiffres sont erronés et je les ai retranscrits volontairement tels qu’ils étaient car ils ne représentent pas de différences significatives. Le dénombrement de la population se traduit par le nombre de femmes et d’hommes mariés, le nombre de garçons et de filles (dont les non mariés), quelquefois par tranche d’âge, le nombre de veufs et veuves, le nombre de marins ou militaires absents et la population flottante(125). Les recensements ne fournissent pas l’ensemble de ces détails à chaque fois. Celui de 1860, par exemple, ne possède pas de données concernant le nombre de garçons ou filles. Nous constatons que la population de Brest est en constante augmentation tout au long du XIXe siècle (le calcul du total est retranscrit tel quel) :
Le chiffre élevé apparaissant en 1851 est dû à une augmentation significative de la population flottante. Toutefois, ces chiffres ne nous donnent pas d’indication sur la répartition des individus au sein de la société brestoise. C’est pourquoi j’ai décidé d’analyser le recensement le plus complet, celui de 1851. Il donne des chiffres très précis sur les corps de métiers représentés mais ne possède pas de données par tranche d’âges. En voici le détail et la répartition (hors population flottante) :
Les chiffres du recensement de 1851(126)
Tout d’abord, une petite précision sur le calcul des chiffres : il y a eu une erreur dans la répartition hommes/femmes. En effet, il apparaît dans le premier tableau qu’il y a 15 399 hommes pour 20 756 femmes, or, lorsqu’on calcule le rapport de genres en fonction des métiers, il s’avère qu’il y a en réalité 13 728 hommes pour 22 427 femmes, soit 1 671 individus qui ont été comptabilisés parmi le sexe masculin alors qu’ils devaient être comptabilisés parmi le sexe féminin. Si cela n’a aucune incidence sur le chiffre total (36 155 habitants à Brest en 1851), il peut y en avoir une sur l’analyse. Voici la nouvelle répartition, calculée à partir de ce que l’on peut déduire des éléments du tableau ci-dessus :
13 728 hommes dont :
– 4674 à la charge de leurs parents
– 8 854 exerçant une activité professionnelle
– 200 sans profession (détenus, infirmes, etc.)
22 427 femmes dont :
– 7 220 mariées vivant du revenu de leurs maris
– 10 980 à la charge de leurs parents
– 3 539 exerçant une activité professionnelle
– 321 filles publiques (prostitution)
– 367 sans profession (détenues, infirmes, etc.)
Afin d’y voir plus clair et de faciliter l’analyse, voici quelques représentations graphiques(127) :
Nous constatons que la population brestoise est majoritairement féminine(128), avec 38 % d’hommes pour 62 % de femmes. Celles-ci sont, pour 74 % d’entre elles, à la charge de leurs parents ou de leur maris(129). Cela s’explique par le fait que les femmes non mariées étaient considérées à la charge de leurs parents. En effet, on constate le même chiffre – 10 980 – dans la case « filles »(130) et dans la case « enfants à la charge de leurs parents »(131). Ce n’est pas le cas pour les hommes puisque sur les 9 097 garçons, 4 674 sont des enfants à la charge de leurs parents, les autres étant soit en activité, soit sans activité. Aussi, les femmes mariées ne travaillent pas et vivent exclusivement du revenu de leurs maris, le même chiffre apparaissant pour ces deux catégories(132) (7 220).
Voyons maintenant la répartition par corps de métiers. On constate, tout d’abord, que les femmes sont exclues de l’enseignement des métiers puisque la catégorie des Maîtres est exclusivement masculine(133). Elles sont aussi totalement exclues des métiers du commerce, du luxe, des sciences et arts et des transports. Le taux d’inactivité des hommes est très faible (2 %) alors que celui des femmes est très élevé (84% – cumul des chiffres des femmes à charges de leurs parents, celles vivant des revenus de leurs maris et les infirmes). La domesticité était le métier le plus représenté dans l’agglomération brestoise, avec 38,51 % des hommes et 33,81 % des femmes(134). La majorité de la petite industrie et de commerce vivent des adjudications signées avec la Marine pour l’approvisionnement des navires ou de l’arsenal. Leurs noms se retrouvent très souvent associés aux marchés passés avec l’institution militaire où le conseil du port note l’absence d’étrangers(135). L’industrie de l’habillement, la plus importante, a aussi pour cliente la Marine.
Nous le voyons, cette société brestoise du milieu du XIXe siècle est composée majoritairement de femmes mais ce sont les hommes qui sont aux affaires, comme en témoigne le taux d’inactivité des femmes ainsi que leur répartition dans les différents métiers. L’activité commerciale et industrielle de la ville était essentiellement tournée vers la Marine. Aussi, le métier le plus pratiqué par les Brestois et les Brestoises était la domesticité. Voyons maintenant d’où provenait cette domesticité et essayons d’en déduire les rapports qu’elle pouvait entretenir avec ses maîtres.
La bourgeoisie et la domesticité
Nous l’avons vu, la domesticité était le premier métier de Brest, en terme de nombre de personne l’exerçant. Mais d’où provenait cette domesticité ? L’analyse des cartes postales anciennes(136) nous donne des renseignements très utiles à ce propos. Je me suis principalement intéressé aux cartes postales représentant des scènes de la vie de tous les jours, écartant volontairement celles dont la mise en scène est évidente (sauf celles présentant une femme en costume local)(137).
Voici une série de photographies des rues de Brest, rive gauche dans laquelle nous voyons très clairement que les Brestois sont habillés à la mode « française » : pantalon, veste et casquette ou chapeau (quelquefois des canotiers) pour les hommes ; robe longue, tablier et chapeau pour les femmes. On n’aperçoit aucun costume à la mode de Bretagne sur ces photographies.
Le Champ de Bataille et le Théâtre(138)
La Place du Château
La Rue d’Aiguillon
La rue de la Mairie
La série suivante concerne toujours cette même rive gauche mais lors de moments particuliers de la vie quotidienne : les foires et marchés. On constate ici la présence de femmes portant le costume traditionnel du Léon, c’est-à-dire robe longue, châle et petite coiffe de dentelle. Lors de ces occasions particulières, les femmes venaient des campagnes pour vendre leur production légumière et laitière.
Portant le costume traditionnel de façon journalière, on les reconnaît facilement sur les photographies d’époque. La carte postale intitulée « Le cours d’Ajot à l’heure des nourrices » est intéressante : on constate que les nourrices en question portent toutes le costume à la mode bretonne, ce qui nous donne des renseignements précieux sur l’origine des employées de maison. De plus, lorsque l’on observe de plus près la carte « Place Médisance », on peut apercevoir des costumes à la mode du pays de l’Aven(139), avec leurs larges cols et leurs coiffes ailées.
Brest – Le cours d’Ajot à l’heure des nourrices
Brest – Place Médisance
Brest – La foire au puces place de la Liberté, Jeune fille de Brest
Brest – Marché aux fraises
Ainsi, les femmes gardaient leur costume originel lorsqu’elles venaient à Brest. Ces femmes, originaires du Léon ou de l’Aven, ne se rendaient pas à Brest en emportant uniquement leur costume dans leur bagage. Elles emportaient – et apportaient à Brest – leur culture, leurs habitudes et leur langage. Une femme originaire du pays Fouesnantais – portant le costume de surcroît – utilisait inévitablement la langue bretonne. De plus, nous pouvons affirmer que la domesticité était majoritairement bretonne au regard de ces documents photographiques puisque nous voyons qu’elles sont très représentées sur les cartes postales représentant les marchés, non seulement du côté des commerçants mais aussi du côté de la clientèle, assurant l’intendance de la maison dans laquelle elles étaient employées.
Nous l’avons dit, ces femmes venant de l’extérieur de Brest parlaient breton. A leur arrivée à Brest, elles utilisaient certainement aussi le breton, n’ayant pas appris la langue française sur le chemin. Il fallait malgré-tout qu’elles puissent se faire comprendre de la bourgeoisie locale afin de trouver une place dans une maison. Certaines d’entre-elles ont sûrement déjà pratiqué ce métier avant de rejoindre la cité brestoise, avec peut-être une lettre de recommandation en poche.
C. Treguier, professeur, a fait paraître une réflexion sur la pratique de la langue bretonne à Brest en 1932, intitulé « Ar brezoneg e Brest », dans la revue Feiz ha Breiz(140) où il semble nous renseigner sur le choix que font ces femmes souhaitant garder le costume et la langue bretonne :
« Ar mitizien ivez daoust m’emaint alies o servicha Gallaoued a jom hep nac’h o gouenn.
– Goulenn a rit ouzin eme eur vatez d’he mestr perak e talc’han d’am gwiskamant ha d’am brezoneg ; ma ‘m bije dilezet va gwiskamant ne vijen ket bet ken en ho ti rak n’ho pije ket bet ezomm ac’hanoun ha m’hen dilesfen e lavarfec’h d’in mont gant va hent. Ma tilesfen va brezoneg ne ouesfen mui penaos komz ouz an Aoutrou Doue hag ouz va zud koz.(141) »
Toutefois, il ne faut pas perdre de vue qu’ici ce n’est pas une servante qui parle mais bien l’auteur qui place ces paroles dans la bouche d’une servante. Audelà de nous renseigner hypothétiquement sur les choix que font les domestiques, il nous montre la vision bourgeoise sur une domesticité – et une paysannerie – soumise. De plus, il semble donner à la langue bretonne une symbolique toute particulière. En effet, c’est avec cette langue que la servante s’adresse à Dieu, elle est donc gardienne d’une certaine morale catholique.
Mais si la société brestoise de l’époque était aussi linguistiquement divisée que le suggère Yves Le Gallo, une femme ne parlant que breton aurait-elle pu trouver une place de domestique dans une maison bourgeoise ? Nous allons essayer de répondre à cette question en nous intéressant à la bourgeoisie brestoise du XIXe siècle.
Lorsqu’on parle de bourgeoisie à Brest au XIXe siècle, il faut faire la différence entre la bourgeoisie civile et la bourgeoisie militaire. Cette dernière
profite de traitements élevés, allant de 600 francs par an pour un aspirant de seconde classe à 15 000 francs annuels pour un vice-amiral(142) et elle est composée des officiers supérieurs de la préfecture maritime, des officiers navigants, des officiers du génie maritime, ceux des régiments d’infanterie de marine et des compagnies d’artillerie de marine. Ces officiers dirigent les 20 000 marins, soldats de marine et ouvriers de l’arsenal. La bourgeoisie civile, quant à elle, était, comme nous l’avons vu, tripartite : les professions libérales (hommes de loi, médecins, pharmaciens), les fonctionnaires, et le commerce/négoce.
Nous avons déjà mis en évidence qu’une noblesse bretonne était bien présente à Brest au XIXe siècle et que celle-ci faisait quelquefois partie des officiers de marine (Philippe de Kerhallet, lieutenant de vaisseau). Cette descendance de la noblesse bretonne exerçait également des activités de négoce (le sieur Jean Guilherm, riche négociant en vin ou les frères de Kerjégu, fournisseurs de la Marine et s’occupant de courtage, famille fournissant sénateurs, députés et contreamiraux).
De plus, selon Yves Le Gallo la bourgeoisie civile – notamment la bourgeoisie commerciale – n’aurait pas été de souche bretonne : « Dans ce monde brestois du commerce, pullulent les mercantis et les audacieux tombés en Basse-Bretagne d’Auvergne, de Normandie ou de Gascogne, porteurs d’une pacotille que d’autres allaient vendre à la Martinique, ou simplement riche d’un métier ou de l’esprit d’entreprise dont les naturels, voués à l’agriculture et à la navigation, et au surplus enfermés dans leur idiome, étaient dépourvus(143) ». Toutefois, comme nous l’avons vu précédemment, une bourgeoisie bretonne était, elle aussi, bien présente à Brest. C. Treguier, toujours dans son article intitulé Ar brezoneg e Brest dans la revue Feiz ha Breiz(144), indique sur les commerçants :
« En tiez kenwerz hag en ostaleriou n’eo ket tud a vank o c’houzout hag o komz brezoneg ha ne vezer ket souezet pa zeller ouz hanoiou mistri an tiezse : Kerbiriou, Pengam, Riou, Abalan, Touz, Cadiou, ar Bihan, ar Bras, Lorho, Guivac’h, ar Borgn, Branellec, Gloanec, Gourvez, Kervevan.(145) »
Intéressons-nous maintenant quelque peu à l’autre rive. Ayant eu beaucoup de difficultés à trouver des cartes postales anciennes de Recouvrance (à peine une dizaine sur les 515 que compte les cartes de Brest sur le site internet de la Cartopôle de Baud), j’ai pris contact avec l’association « Les Amis de Recouvrance », qui possède une collection très étoffée et certainement la plus complète en terme d’images. Observons cette série de cartes sur les commerçants.
Estaminet du marché (mode de l’Aven)
Restaurant du pont, 1 rue du pont, Brest-Recouvrance (mode de l’Aven)
Magasin de chaussures rue de la Porte
Épicerie Kerjean (mode du Rouzig)
Nous constatons ici la présence systématique d’une femme portant le costume traditionnel breton. Ces costumes représentent des modes différentes (Aven, Rouzig(146), Léon), reconnaissables grâce à leurs coiffes dont nous pouvons en déduire que certaines commerçantes de Recouvrance ne sont pas originaires de Brest ou du nord-Finistère. Toutefois, nous pouvons être sûrs que les commerçantes en question utilisaient la langue bretonne en plus de la langue française.
Ainsi, une partie de la bourgeoisie civile et militaire étant de souche bretonne, les bretonnants ne se trouvaient pas systématiquement devant une frontière linguistique pour se faire embaucher. Les membres de cette bourgeoisie bilingue faisaient certainement des lettres de recommandations en français pour les domestiques souhaitant se faire embaucher ailleurs et servaient d’intermédiaires entre la domesticité bretonnante et les membres de la bourgeoise exclusivement francophone.
Une bourgeoisie civile et militaire de souche bretonne et française, une domesticité majoritairement bas-bretonne, une activité commerciale et industrielle tournée essentiellement vers la Marine, de grandes disparités entre les hommes et les femmes, telle était la société brestoise de cette première moitié du XIXe siècle, à l’aube des changements qui allaient redéfinir les caractères physiques et sociaux de la ville.
La métamorphose
Entre les années 1854 et 1901, Brest bénéficie de mesures visant à développer les activités portuaires et faire entrer la ville dans la modernité du XXe siècle qui vont considérablement changer la morphologie physique et sociale de Brest.
Tout d’abord, il fallait résoudre la problématique du passage de la Penfeld, cette traversée posant bien des problèmes, aussi bien administratifs que pratiques. Avant la construction du pont, le passage se faisait à l’aide de bacs dont l’entretien était à la charge des ayants-droits de la famille Duchatel(147), financé par la perception des droits de passage, et seuls les habitants de la rive droite devaient s’acquitter de ce droit. Le refus de la population de la rive gauche de participer aux frais et le faible montant des droits ne permettaient pas un entretien suffisant du matériel. Celui-ci, composé uniquement de barques maniées à l’aide de perches, était rapidement hors d’usage et les accidents devenaient inévitables. Le sénéchal de Brest trancha en 1692 :
« Tous les habitants de l’agglomération brestoise participeraient au passage qui se fera au moyen de chalands capables de transporter les charrettes et les animaux ainsi que huit chaloupes à avirons(148). »
De plus, des témoignages rapportent des dérives de bateliers, souvent ivres, qui laissaient les passagers manœuvrer les bateaux. Chaque noyade remettait en question le système des passeurs. Deux siècles plus tard, même constat du député Baron Lacrosse qui déplora lui aussi le manque de communication entre la rive droite et la rive gauche et fit cette allocution au conseil municipal du 28 novembre 1845 :
« Recouvrance et le territoire qui l’entoure n’ont la faculté d’user d’aucunes routes dont l’État ait fait les frais. Pour y accéder en voiture, il faudrait
parcourir une route départementale jusqu’au Conquet ; mais après ce singulier détour, on ne pourrait parvenir aux portes de la ville que par le chemin vicinal de grande communication n°12 qui n’est pas autre chose qu’une voie communale.(149) »
Face à cet état de fait, il fallait remédier à la situation en joignant physiquement les deux rives : la construction d’un pont enjambant la Penfeld fut décidée. Restait une problématique : ne pouvant construire un pont d’une hauteur convenable pour permettre le passage des bâtiments militaires, une succession de projets fut examiné (ponts transbordeurs, ponts levant, etc.) et rejetés par les autorités maritimes et la direction des ponts et chaussées. Le premier projet de franchissement de la Penfeld fut proposé en 1842 par l’architecte brestois Alexis Vincent et consistait en un tunnel passant sous la rivière, à l’image de celui de Londres sous la Tamise. Un autre architecte, M. Trichler, proposa un projet de pont levant à double battants soutenus à l’aide de haubans, ouvrage d’une grande technicité, accueillant l’enthousiasme de toute la municipalité, entre autre car il était lui-même Brestois.
Finalement, après d’âpres discussions entre la Marine et l’administration civile brestoise, c’est le projet de Nicolas Cadiat et Alphonse Oudry, ingénieurs des ponts et chaussées, qui fut retenu par le conseil général de cette même administration : afin de répondre aux exigences de la Marine, ce pont était constitué de deux volées tournantes équilibrées laissant le passage aux bateaux de haute mâture. Quatre hommes suffisaient à la manoeuvre de chaque demi-pont, commandés depuis le tablier par de simples cabestans(150) actionnant des engrenages à rouleaux d’acier. Les volées étaient solidarisées aux culées par des mâchoires mobiles et à l’autre travée par des barres de verrouillage. Chaque volée avait une longueur de 52 mètres et pesait 750 tonnes. Les travaux de ce pont tournant, confiés à l’entreprise Schneider et Cie, commencèrent en 1858 pour s’achever en 1861. Il fut baptisé Pont Impérial en l’honneur de l’empereur Napoléon III et renommé Pont National après la guerre de 1870. Les Brestois, quant à eux, gardèrent le nom qu’ils lui avaient donné dès sa construction et qui le caractérisait si bien : le Grand Pont.
Le problème de communication entre la rive droite et la rive gauche résolu, les Brestois pouvaient aller et venir au-dessus de la Penfeld sans difficultés : les habitants de Recouvrance eurent un accès facilité aux administrations publiques, totalement absentes de ce quartier (mairie, écoles, hôpitaux) mais il semble peu probable que les Brestois de la rive gauche aient beaucoup fréquenté l’autre rive, à moins d’y être obligés. Toutefois, Recouvrance devint un lieu de passage après l’ouverture de la porte du Conquet et le prolongement de la route nationale n° 12, passant par le pont et traversant ce quartier pour aller jusqu’au Conquet en desservant les bourgs de Saint-Pierre Quilbignon et Plouzané.
Si le Brest intra-muros a profondément changé suite à la construction du Pont Impérial, c’est aussi le cas pour les territoires hors des murs brestois. La demande de l’établissement d’un port de commerce se fait de plus en plus pressante à Brest, comme si on découvrait le potentiel maritime civil seulement dans cette seconde moitié du XIXe siècle(151). Un avant-projet est proposé par MM. Caradec et Maitrot de Varennes en 1856, après être passé devant une commission nautique, et est soumis à une enquête publique. Toutefois, ce n’est qu’en août 1859 que l’emplacement définitif est adopté. Les anses de Porstrein, Moulin Grivart et Poullic Al Lor disparaissent. Les bases du port voient alors le jour. Le 26 avril 1862, un décret donne l’ordre de construction du port Napoléon et les ouvriers vont s’attaquer aux falaises pour fournir le remblai nécessaire aux 41 hectares qui doivent être pris sur la rade. Vont s’y ajouter les 750 000 mètres cubes de la montagne du Salou. La longueur des quais attendra 3 100 mètres.
Le port est officiellement ouvert en décembre 1865 et les navires marchands, alors stationnés sur les rives de la Penfeld, prennent leur place dans les bassins de ce nouvel ouvrage. Les commerçants, installés sur les quais Jean-Bart et Trouville, enclavés depuis la construction du Pont Impérial – celui-ci reliant les deux rives par les parties hautes de la ville – quittent la Penfeld et le centre-ville pour s’y installer. Il faudra toutefois encore trois ans pour construire les rampes en contrebas du cours Dajot, lui donnant un accès direct de la ville. Il fallu aussi doter la ville d’un solide outillage urbain et financier, conditions indispensables d’un port de commerce important. Dès lors, l’ouverture vers de nouveaux horizons se dessine et Brest se met à rêver à une vocation de commerce et de transport transatlantique.
La ville ne va pas prendre du terrain que sur la rade : toujours coincée dans l’enceinte de ses remparts, où l’urbanisation est difficilement développable, elle va acquérir peu à peu des territoires sur les communes environnantes. Jusque-là, Brest n’avait guère acquis, en dehors de ses murs, que les terres qui ont donné naissance à son cimetière. Celles-ci, se trouvant a proximité du lieu dit Parc ar Cherc’h, ont été achetées à la fin du XVIIIe siècle suite aux recommandations royales ordonnant la translation des cimetières existants à l’extérieur de la ville. Le cimetière s’est progressivement étendu en 1801 et 1821 avec l’achat des terres environnantes pour atteindre la superficie de plus de cinq hectares, qu’il conserve encore actuellement(152). Ce que l’on a appelé la première annexion a commencée en 1847, avec l’adjonction de 57 hectares de terres de la commune de Lambézellec – commune alors la plus étendue de France – à Brest. Des travaux sont amorcés afin d’enceindre ces nouvelles terres, correspondant actuellement au quartier de l’Harteloire et au plateau du Bouguen. Toutefois, même si l’ajout de ces nouvelles terres permet de désenclaver un peu l’urbanisme brestois, la ville est toujours enfermée.
En 1861, la municipalité de Brest décide d’annexer un territoire de 172 hectares, pris sur les terres de Lambézellec. Cette seconde annexion ne va pas se faire sans heurt entre les municipalités respectives. En effet, Lambézellec refuse de céder une partie de ses terres jusqu’à ce que Brest soit condamnée au paiement d’une somme en compensation. Le Conseil d’Etat demande à cette dernière de verser la somme de 110 000 francs en dédommagement de ce territoire. Dès lors, la ville ne va cesser son accroissement hors de ses murs jusqu’à l’absorption totale des communes de Lambézellec et de Saint-Marc, dont l’achèvement se fera en octobre 1944.
L’expansion de Brest hors de ses murailles ne se fera pas que d’un seul côté de la Penfeld. A l’est, les habitants de Recouvrance se trouvent eux aussi bien à l’étroit à l’intérieur des murs. Avec la destruction de la porte du Conquet, un nouvel avenir s’offre à eux. Ainsi, ils seront nombreux à venir s’installer tout d’abord sur le site des Quatre Moulins(153) , du Petit-Paris puis à Saint-Pierre Quilbignon, commune rurale dont a longtemps dépendu religieusement Recouvrance. Les habitants des quais des deux rives seront aussi nombreux à s’installer dans ces quartiers suite à leur expropriation pour l’édification du Pont Impérial à partir de 1859.
Des deux côtés de la Penfeld ainsi que sur la rade, Brest étend inexorablement son territoire année après année et la ville se modernise avec la construction du pont impérial et du nouveau port de commerce, tout ceci sous l’impulsion du maire de l’époque Hyacinthe Martin Bizet(154).
Cette métamorphose du paysage urbain de la cité va entraîner des bouleversements sociaux. Les terres des communes rurales étant absorbées petit-à-petit, une population, naguère campagnarde, devient citadine et les terres des Quatre Moulins et de Saint-Pierre-Quilbignon vont connaître un accroissement de leurs populations. Comme le souligne Gérard Cissé, tout ceci constitue « […] une cité où viennent vivre les ouvriers de l’arsenal et le personnel de la marine qui fuient la surpopulation de Recouvrance.(155) » Va donc, d’une part, devenir progressivement brestoise et citadine une population rurale et, d’autre part, une population citadine va s’installer dans les communes alentours où une tradition rurale perdure. Si on prend en compte les différentes annexions des terres rurales et d’une partie de la population qui s’en suit, la population municipale brestoise a connu une augmentation de ses locuteurs bretonnants dans cette seconde moitié du XIXe siècle.
125 Population non comprise dans la population municipale (marins, forçats, militaires)
126 Archives municipales et communautaires de Brest, cote 1F7, copie du document original en annexe
127 Pourcentages calculés à partir du recensement de 1851, ibid. cote 1F7
128 Voir Gr1, p. 68
129 Voir Gr3, p. 68
130 Voir T1, p. 66
131 Voir T3, p. 67
132 Voir T3, p. 67
133 Voir T3, p. 62
134 Voir Gr4, p. 64
135 M.-T. Cloître-Quéré, Brest et la mer, 1848 – 1874, Centre de Recherche Bretonne et Celtique, Brest, 1992, p. 45
136 Sources : Cartopôle de Baud et généalogie.com
137 Cartes éditées en grand format en annexes
138 Actuellement place Wilson
139 Pays du sud Finistère allant de Fouesnant à Quimperlé
140 « Le breton à Brest », Feiz ha Breiz N° 12, 68ème année, mois de décembre 1932.
141 « Les serviteurs aussi, même s’ils sont souvent au service de Français, ne renient pas leurs origines.
– Vous me demandez, dit une servante à son maître, pourquoi je garde mon costume et mon breton ; si j’avais abandonné mon costume je ne serais plus dans votre maison car vous n’auriez pas eu besoin de moi et m’auriez dit de poursuivre ma route. Si j’abandonnais mon breton je ne saurais plus comment m’adresser à Dieu ni à mes grands-parents. »
142 M.-T. Cloître-Quéré, op. cit, p. 22
143 Y. Le Gallo, cité par M.-T. Cloître-Quéré, op. cit. p. 45
144 Le breton à Brest, Feiz ha Breiz N° 12, 68ème année, mois de décembre 1932.
145 « Dans les commerces et les hôtelleries, ce ne sont pas les gens connaissant et parlant le breton qui manquent et on n’est pas étonné lorsqu’on regarde les noms des tenanciers de ces établissements : […] »
146 Pays de Châteaulin
147 Selon les ouvrages, on trouve différentes orthographes du nom : Du Châtel, Duchatel, Duchastel, Du Chastel.
148 Y. Le Gallo, Recouvrance, Les amis de Recouvrance, 1988, p. 29
149 Y. Le Gallo, Recouvrance, Les amis de Recouvrance, 1988, p. 30
150 Dispositif qui permet de combiner la force de plusieurs hommes, composé d’un gros tambour à axe vertical, dans lequel on insère des bras de leviers que poussent les hommes, et autour duquel s’enroule un cordage.
151 Sur le sujet, voir M.-T. Cloître-Quéré, Brest et la mer, 1848 – 1874, Centre de Recherche Bretonne et Celtique, Brest, 1992
152 G. Cissé, Brest au coin des rues, Le Télégramme, Brest, 2008, p. 83. Aujourd’hui, le cimetière a gardé son emplacement originel et se situe quasiment en face de l’église de Saint-Martin, côté quartier Saint-Michel.
153 Nommé ainsi car il avait été érigé vers 1778 quatre moulins à vent fournissant, entre autre, les boulangeries de Recouvrance
154 L’évêque de Quimper et du Léon, Mgr Sergent, baptisa la toute nouvelle paroisse du Bel-Air, sur les terres achetées à Lambézellec, du nom du second prénom de ce maire emblématique. Ainsi fut né le quartier de Saint-Martin, où le lieu de culte porte le nom d’un élu profondément républicain.
155 G. Cissé, Brest au coin des rues, Le Télégramme, Brest, 2008, p. 208.