Peut-on encore définir les fêtes et autres pianos de rue comme de l’art ? Pour Paul Ardenne, l’art urbain contextuel, c’est tout simplement « le réel autrement esthétisé » : transfiguré, discrètement et temporairement, pour proposer une autre manière de vivre ensemble ; un art de vivre, « urbain » au sens où l’entend Giraudoux. Pour Jean-Louis Harouel, auteur de Culture et contre-cultures, ce n’est qu’un art médiocre et populiste, qui répond aux pulsions de « la grande majorité des individus » – l’homme démocratique – qui veut tout appeler « culture » pour instaurer un semblant d’égalité. Harouel fustige le graffiti en ces termes :
Dans l’hiver 1991, les organisateurs de l’exposition du « tag » et du « graf » au Musée des monuments français n’hésitaient pas à mettre sur le même plan que les fresques romanes le « travail » des bombeurs habitués des murs de banlieue et des wagons du métro. Cela est objectivement scandaleux, démagogique et dérisoire, mais finalement pas plus illogique que de mettre Pollock au musée ou d’attribuer aux productions informes de Dubuffet la même dignité artistique qu’aux œuvre d’Ingres ou de Delacroix (27).
Pour lui, mettre l’art « moderne » et la culture « populaire » à équivalence avec l’Art et la Culture « traditionnels » est un symptôme de la maladie démocratique. Il en appelle à un retour à la valeur cultuelle de l’art, qui doit servir à « garder contact avec ce qui reste du monde ancien (28)», tous les jours un peu plus effacé par le progrès inexorable de la Modernité. Il ne trouve pas d’intérêt à l’art du quotidien car, dit-il, « nous n’avons pas besoin que l’art nous rende compte du monde nouveau : celui-ci nous enserre, occupe tout notre espace, est omniprésent dans les images qui nous environnent, nous submergent (29)». Que dirait-il alors d’un art qui ne se contente pas de rendre compte du monde, mais qui œuvre à le transformer ? Un art non pas du présent, mais de l’avenir ? C’est bien ainsi que Tocqueville concevait l’art des peuples démocratiques :
Les peuples démocratiques ne s’inquiètent guère de ce qui a été, mais ils rêvent volontiers à ce qui sera, et, de ce côté, leur imagination n’a point de limites ; elle s’y étend et s’y agrandit sans mesure. Ceci offre une vaste carrière aux poètes et leur permet de reculer loin de l’œil leur tableau. La démocratie, qui ferme le passé à la poésie, lui ouvre l’avenir (30).
Libéré du passé et du devoir de commémoration, l’art comme outil l’est tout autant de la nécessité d’instruire, de représenter des vertus ou un idéal, fut-il humain. Tocqueville là encore prophétise un art sans objet, un art dont le peuple est le sujet :
Les destinées humaines, l’homme, pris à part de son temps et de son pays, et placé en face de la nature et de Dieu, avec ses passions, ses doutes, ses prospérités inouïes et ses misères incompréhensibles, deviendront pour ces peuples l’objet principal et presque unique de la poésie (31).
Cet art démocratique, c’est celui qu’appelle de ses vœux Rousseau dans sa Lettre à M. d’Alembert, où il décrit la fête républicaine : spectacle paradoxal, puisqu’il est une mise en scène sans représentation, et qu’on ne montre rien aux yeux du peuple sinon le rassemblement du peuple lui-même.
Mais quels seront enfin les objets de ces spectacles? Qu’y montrera-t-on? Rien, si l’on veut. Avec la liberté, partout où règne l’affluence, le bien-être y règne aussi. Plantez au milieu d’une place un piquet couronné de fleurs, rassemblez-y le peuple, et vous aurez une fête. Faites mieux encore : donnez les spectateurs en spectacle ; rendez-les acteurs eux-mêmes ; faites que chacun se voie et s’aime dans les autres, afin que tous en soient mieux unis (32).
Voilà qui pourrait tout aussi bien s’appliquer aux street parties de Reclaim The Streets, aux flash mobs, à toutes ces manifestations d’inspiration anarchique où le mot d’ordre est : « Participation libre et nécessaire ». La fête de Rousseau est un état de grâce de la démocratie où chacun participe à sa propre manière, et qui existe par le consensus sur la nécessité de participer.
41. Dones, Bristol, 2011
27 Jean-Louis Harouel, Culture et contre-culture, p. 168
28 Ibid., p. 299
29 Ibid., p. 300
30 Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Tome 3, Chapitre 17, p. 145
31 Ibid., p. 150
32 Rousseau, Lettre à M. D’Alembert sur les Spectacles, in Contrat Social, p. 225
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