En guise de conclusion, il est possible d’affirmer que le refus éventuel de toute distinction
selon les différents critères employés en assurance porte intrinsèquement le risque d’atteinte
au mécanisme même de l’assurance.
L’approche individualiste du principe d’égalité s’accommode mal avec le secteur de
l’assurance, lequel fonctionne sur un mécanisme spécifique, sur une logique de groupe, telle
qu’expliquée en première partie. Des catégories d’assurés sont constituées selon un critère de
distinction, lequel repose sur des données précises, fiables et pertinentes. Cette exigence est
satisfaite pour l’actuaire, s’il est statistiquement établi que le critère objectif de différenciation
utilisé entraîne des variantes ou des écarts dans la sinistralité observée (le critère de l’âge en
assurance automobile, le critère du sexe en assurance vie …). Autrement dit, la différenciation
effectuée doit reposer sur des caractéristiques observables propres aux assurés, influençant
significativement le risque à couvrir soit dans sa fréquence soit dans son intensité.
Pour l’actuaire, il s’agit donc, ni plus, ni moins, de démontrer que les statistiques produites
selon des méthodes scientifiques reconnues et validées révèlent de manière convaincante une
corrélation significative entre le critère retenu et le degré d’exposition au risque.
Depuis 2011, cette preuve n’est plus suffisante pour le juriste en ce qui concerne le critère de
segmentation qu’est le sexe. La logique assurancielle dite « de groupe » n’a pas été
explicitement écartée. Néanmoins, l’Avocat général Juliane Kokott a fait valoir, comme
« certains [estiment] que la justification actuarielle est insuffisante pour la raison que ce qui
est vrai pour la moyenne des individus faisant partie d’un groupe homogène ne l’est pas
nécessairement pour un individu particulier faisant partie de ce groupe. Un assuré pourrait
ainsi fort bien démontrer que son profil particulier ne correspond en rien au profil moyen du
groupe dans lequel il a été rangé. Il existe certainement des jeunes conducteurs aussi prudents
au volant que des adultes, de même qu’il existe des hommes dont l’espérance de vie est aussi
favorable que celle des femmes ».
Cet argument, qui consiste à confronter la logique assurancielle procédant par regroupement
des risques et celle individualiste propre aux droits de l’homme, doit être écarté d’entrée de
jeu [selon Bernard Dubuisson]. S’il était reçu, il contribuerait à saper les bases mêmes sur
lesquelles repose l’assurance et à éliminer toute idée de solidarité, aléatoire et subsidiante,
entre les risques. Toute la science actuarielle repose [en effet] sur la présomption que les
individus présentant les mêmes caractéristiques correspondent à la moyenne des risques
présentés par les membres de ce groupe. Permettre à un individu isolé de renverser cette
présomption conduirait à saborder le mécanisme de l’assurance. La pertinence de la
différenciation ne peut par conséquent être mesurée en ce domaine par rapport à chaque
individu pris isolément mais par rapport au groupe dont il fait partie en fonction de
caractéristiques retenues par l’assureur.
Il reste que cette critique met en lumière l’imperfection de certains critères utilisés par les
assureurs lorsqu’ils se fondent sur les moyennes générales. Il y a lieu toutefois de ne pas
confondre relation de pertinence et relation de causalité. L’existence d’une relation statistique
ne permet en aucun cas d’établir que le facteur observé est bien la cause de l’aggravation du
risque et encore moins qu’il en est la seule cause.
Ainsi par exemple, s’il est bien établi que les femmes ont une espérance de vie qui est en
moyenne plus longue que celle des hommes, ceci ne permet pas pour autant d’en conclure que
le facteur du genre est bien en rapport de causalité avec la durée de vie. Si l’exigence de
causalité devait être interprétée strictement, cela disqualifierait probablement tous les critères
retenus. Comme le reconnaissent les actuaires, la mise en évidence d’un lien causal entre le
critère choisi et la variation de la sinistralité s’apparente à la quête du Graal.
L’actuaire ne se préoccupe pas davantage de savoir si le critère de différenciation utilisé
relève ou non d’un choix personnel de l’assuré ni, par conséquent, s’il est au pouvoir de
l’assuré de réduire ou de limiter la fréquence de réalisation du risque ou l’étendue de ses
conséquences dommageables.
Pourtant, l’opération de différenciation est perçue par certains comme injuste lorsque l’assuré
n’a pu décider par lui-même de son appartenance à un groupe déterminé. Ceci discréditerait
tous les critères sur lesquels l’assuré n’a aucune maîtrise, comme celui du sexe ou de l’âge par
exemple»(70).
Il convient de rappeler l’intérêt de la segmentation fondée justement sur ces critères. Dans
l’hypothèse où aucune segmentation ne serait pratiquée, on serait confronté à un profil de
risque totalement individualisé, ce qui conduirait les « bons risques » à s’auto-assurer, alors
que les profils de risques trop mauvais se trouveraient inassurables.
Sous l’impulsion du droit communautaire, le critère du sexe a ainsi été éludé, mais le doute
pèse sur la justification le sens réel de l’arrêt de la CJUE. Cette dernière a fondé sa décision
d’invalidité de l’article 5, paragraphe 2, (laquelle énonce la dérogation autorisée à la règle des
primes et prestations unisexes) en s’abritant derrière l’incohérence du législateur de l’Union
européenne. Aussi, ne sachant pas quel a été le réel ratio decidendi de cette décision, la
méfiance du secteur des assureurs est justifiée.
70 B. DUBUISSON, Solidarité, segmentation et discrimination en assurance Nouveau débat, nouvelles
questions », in Mélanges Jean BIGOT, LGDJ, Lextenso éditions 2010, p105.