Ce chapitre met en lumière le déficit d’encadrement constitutionnel des compétences des représentants du Peuple au Parlement. Cette situation résulte des prérogatives de législation illimitées du Parlement (section I) et laisse place à de forts risques de dérèglement institutionnel du régime en plus de fragiliser les libertés fondamentales (section II).
SECTION I.- DES PRÉROGATIVES DE LÉGISLATION ILLIMITÉES DU PARLEMENT
Le champ d’action du Parlement, dans le cadre de l’exercice de sa fonction législative, ne fait quasiment pas l’objet de limitations tant au niveau du domaine législatif qu’au niveau de la procédure législative. Du reste, il va sans dire que le domaine de la loi est très étendu, voire sans limites (§ 1) sans que pour autant la procédure législative soit l’objet de contrôle (§ 2).
§ 1.- LE DOMAINE DE LA LOI EST ILLIMITÉ
Le domaine de la loi ou domaine législatif est le domaine sur lequel le Parlement peut légiférer, c’est-à-dire, élaborer, discuter et voter des lois.
Dans la Constitution de 1987, le domaine de la loi est très étendu, voire sans limites.
Donc, les constituants de 1987 n’ont pas limité la portée des prérogatives de législation des deux (2) Assemblées législatives.
La portée du domaine de la loi conduit à faire deux (2) observations : D’une part, le caractère illimité du domaine de la loi ne laisse place qu’à un pouvoir réglementaire complètement encadré sinon subordonné (A). D’autre part, le domaine de la loi est illimité à un point tel qu’il est même permis subtilement au Parlement d’étendre ses attributions par voie législative ordinaire (B).
A. LE DOMAINE DE LA LOI ET LE POUVOIR RÉGLEMENTAIRE
Si le domaine de la loi est le domaine sur lequel le Parlement peut légiférer ; en revanche, le pouvoir réglementaire est le pouvoir d’édicter des règlements, c’est-à-dire des actes de portée générale et impersonnelle édictés par les autorités exécutives compétentes(167).
La Constitution française de 1958 a limité le domaine de la loi à certaines matières ; l’article 34 énumère les matières où la loi peut intervenir. D’où, la loi se voit cantonnée dans un domaine d’attribution. L’article 37, de son côté, institue un pouvoir réglementaire autonome. Par conséquent, la délimitation du domaine de la loi crée une place qu’occupe un nouveau type d’acte, le règlement autonome.
De ce point de vue, la Constitution de 1958 introduit un moment de rupture. Certains auteurs n’hésitent même pas à parler de « révolution juridique ». Avant 1958 en France, la loi n’avait pas de bornes en ce sens qu’elle pouvait intervenir dans tous les domaines. Le pouvoir réglementaire, quant à lui, n’avait qu’une fonction d’exécution. Il n’existait pas de pouvoir réglementaire autonome. Ainsi, un décret était toujours un décret d’application d’une loi.
A partir de la Constitution de 1958, tracée dans ces grandes lignes par le Général Charles de Gaulle avec la principale contribution du juriste de grand talent, Michel Debré, le Gouvernement dispose non seulement d’un pouvoir réglementaire d’application de la loi, mais encore d’un pouvoir réglementaire autonome dans toutes les matières qui ne sont pas attribuées à la loi. Les règlements autonomes sont subordonnés à la Constitution et aux traités, alors que les règlements d’application doivent être directement subordonnés à la loi.
On observera au passage que les constituants haïtiens de 1987 n’ont pas suivi l’exemple de la France relativement au cas précité et dans bien d’autres cas, bien que l’on ait tendance à répéter trop souvent que le droit haïtien est un calque du droit français, comme pour faire référence à un phénomène de mimétisme juridique.
Par voie de conséquence, il est à peine besoin de souligner que le Parlement haïtien n’a pas à respecter, dans le cadre de l’exercice de sa fonction législative, un domaine d’attribution qui serait fixé par la Constitution. Le domaine de la loi n’a pas de bornes en ce sens que la loi peut intervenir dans toutes les matières.
En revanche, le Premier Ministre, en Haïti, dispose du pouvoir réglementaire selon les prescriptions de l’article 159 de la Constitution de 1987. Toutefois, il s’agit d’un pouvoir réglementaire d’application. Il doit se contenter d’édicter les mesures permettant l’application effective des lois. Par conséquent, le Parlement vote les lois et le Gouvernement prend des règlements d’application. Il n’y a pas d’une part, le domaine de la loi et de l’autre, le domaine réglementaire. Tous les règlements sont subordonnés à la loi.
Qu’adviendrait-il dans l’hypothèse où le Législateur s’abstient de légiférer ? Nous ne devons pas perdre de vue que les constituants français de 1958 ont limité le domaine de la loi pour mettre fin, entre autres, à une paralysie parlementaire existant sous la IVe République.
C’est le cas de dire que le caractère illimité de la loi est vecteur de paralysie parlementaire.
B. LE DOMAINE DE LA LOI ET LE CHAMP DE COMPÉTENCES DU PARLEMENT
Le Sénat et la Chambre des Députés sont les deux (2) composantes du Parlement. Or, ce dernier est une création de la Constitution. En conséquence, il va de soi que le Sénat et la Chambre sont deux (2) organes institués par la Constitution.
La doctrine constitutionnelle française retient l’Etat et les limites de son pouvoir comme objet de la Constitution et du droit constitutionnel(168). Par contre, dans la Constitution de 1987, les pouvoirs du Parlement, un organe de l’État, ne lui sont pas comptés.
En effet, l’article 93 de la Constitution de 1987, énumérant des attributions de la Chambre des Députés, dispose in fine que « les autres attributions de la Chambre des Députés lui sont assignées par la Constitution et par la loi ». On en déduit que l’énumération de cette disposition constitutionnelle n’est pas limitative, puisque d’autres attributions éparses de la Chambre des Députés peuvent être trouvées dans l’ensemble du texte constitutionnel et dans la loi. Donc, toutes les attributions de la Chambre ne sont pas contenues dans l’article 93 de la Constitution de 1987. Elle est fondée à exercer valablement toutes autres compétences que lui confèrent la Constitution et la loi.
De plus, l’article 97 de la Constitution de 1987, énumérant des attributions du Sénat, dispose in fine qu’il peut aussi « exercer toutes autres attributions qui lui sont assignées par la présente Constitution et par la loi ». On en déduit que pareillement à la Chambre des Députés, le Sénat est fondé à exercer valablement toutes autres compétences que lui confèrent la Constitution et la loi.
Le terme loi doit être pris, ici, au sens organique et formel (stricto sensu), c’est-à-dire le texte émanant du Pouvoir Législatif. Il ne doit pas être compris comme englobant, ut universi, toutes les règles à valeur juridique (Constitution, loi ordinaire, règlements, principes généraux du droit, coutume…). Il y a plusieurs raisons à cela :
D’abord, le terme loi, en général, est compris au sens organique et formel, par opposition aux règlements, mais aussi à la Constitution. C’est en ce sens que l’on entend en général le mot loi dans la pratique. En d’autres termes, c’est son sens juridique usuel(169).
Ensuite, les articles 93 et 97 in fine précisent : « par la Constitution et par la loi ». Par conséquent, s’il s’agissait de la loi lato sensu, il serait inutile d’invoquer la Constitution, car la loi au sens large englobe aussi la Constitution(170). De plus, la conjonction de coordination et n’aurait pas sa place.
Par ailleurs, il n’y a pas un problème juridique particulier le fait que les dispositions des articles 93 et 97 in fine de la Constitution de 1987 réfèrent à l’ensemble du texte constitutionnel pour rechercher d’autres attributions du Sénat et de la Chambre. En ce sens, ces dispositions constitutionnelles invitent à observer que les attributions du Sénat et de la Chambre sont éparses, donc non regroupées sous une rubrique particulière de la Constitution.
Cependant, les deux dispositions constitutionnelles en question font problème en référant aussi à la loi pour rechercher d’autres attributions du Sénat et de la Chambre. Si le Sénat et la Chambre peuvent valablement exercer toutes attributions que leur assignent la loi, comme le veulent les articles 93 et 97 de la Constitution, cela suppose évidemment que la loi peut accorder de nouvelles compétences au Sénat et à la Chambre. D’où, une extension du domaine de la loi. En plus de pouvoir mettre en oeuvre la Constitution, la loi peut aussi étendre les compétences des organes qu’elle institue, en l’occurrence le Sénat et la Chambre.
A ce propos, nous rappelons qu’il est de la compétence du Parlement de faire les lois. Or, le Parlement est composé du Sénat et de la Chambre des Députés. D’où, la loi qui peut venir étendre les attributions du Sénat et de la Chambre aura été votée par ces deux organes.
Par voie de conséquence, on peut avancer qu’en plus des attributions expressément constitutionnelles qui leur sont dévolues, la Constitution de 1987 leur reconnaît implicitement le pouvoir d’étendre le champ de leurs attributions, donc de leurs compétences, par voie législative ordinaire. N’est-ce pas leur accorder la « compétence de leur compétence » ? Pour l’assignation d’attributions au Sénat et à la Chambre, y-aurait-il lieu de parler de compétence concurrente du constituant et du Parlement ? Peut-on véritablement parler de prééminence hiérarchique de la Constitution sur la loi ? En pouvant élargir ses attributions, le Législateur paraît être l’égal du constituant.
D’aucuns pourraient faire valoir que les dispositions constitutionnelles en question ne concernent que le Sénat et la Chambre des Députés séparément, mais ne concernent pas le Parlement comme organe et que l’on n’encoure donc aucun danger puisqu’aucune des deux Assemblées ne vote seule la loi.
Nous répondons que les deux Assemblées participent, sur un pied d’égalité, à l’élaboration et au vote de la loi. Un projet de loi ou une proposition de loi devient loi quand il ou elle est voté (e) en termes identiques par les deux (2) Assemblées.(171) Elle est ensuite adressée au Président de la République pour promulgation.(172) De plus, le Sénat et la Chambre sont deux organes d’un même Pouvoir, en l’occurrence, le Pouvoir Législatif ou Parlement.
D’ailleurs, c’est l’addition du Sénat et de la Chambre qui donne le Parlement. Donc, accorder un pouvoir extensif à la fois au Sénat et à la Chambre revient encore à l’accorder au Parlement. C’est ainsi que l’on admet que le Parlement exerce un contrôle sur l’action gouvernementale, alors que ce pouvoir de contrôle est accordé au Sénat et à la Chambre séparément.
Par voie de conséquence, les deux (2) Assemblées du Parlement peuvent toujours s’arranger pour voter un texte(173) en termes identiques qui aura devenu ipso facto loi, puis l’adresser au Président de la République qui, après avoir éventuellement usé de son droit d’objection, se trouvera dans l’obligation constitutionnelle de la promulguer.(174)
De plus, l’initiative de la loi appartient concurremment à chacune des deux Assemblées et au Pouvoir Exécutif. Néanmoins, la Constitution, en son article 111-2, met une sourdine à la portée du droit d’initiative législative accordé au Parlement en ce sens qu’elle prescrit que l’initiative des lois de finances est de la compétence exclusive du Pouvoir Exécutif. Par contre, les constituants de 1987 n’ont pas jugé utile d’empêcher que l’une et l’autre des deux Assemblées puissent avoir l’initiative de la loi qui aurait pour vocation de leur donner des pouvoirs. La Constitution a seulement prescrit que la Chambre et le Sénat peuvent exercer également les attributions qui leur sont dévolues par la Constitution et par la loi.
Bien qu’il ne soit pas évident d’avoir un projet de loi (donc, d’initiative gouvernementale) prévoyant d’accorder de nouvelles attributions à la Chambre ou au Sénat, ces derniers peuvent toujours se proposer un texte en ce sens pour être adopté comme loi.
D’ailleurs, la proposition pourra facilement devenir loi puisque le Pouvoir Exécutif ne dispose d’aucun moyen de pression effectif sur le Parlement en matière législative.
En effet, il n’est pas sans intérêt de faire remarquer que les constituants de 1987 ont accordé uniquement au Sénat et à la Chambre des Députés ce pouvoir d’étendre leurs compétences.
D’abord, cette prescription constitutionnelle exorbitante est rencontrée en deux (2) occasions et en deux (2) endroits différents.(175) La Constitution dresse une liste d’attributions de la Chambre et du Sénat et précise, expresis verbis, qu’ils peuvent aussi exercer toutes autres attributions qui leur sont assignées par la Constitution et par la loi. Par contre, les constituants ont bien pris le soin de limiter singulièrement les attributions de l’Assemblée Nationale, l’organe non-permanent du Parlement, avant même d’en dresser la liste. C’est l’objet même de l’article 98-2 de la Constitution : « Les pouvoirs de l’Assemblée Nationale sont limités et ne peuvent s’étendre à d’autres objets que ceux qui lui sont spécialement attribués par la Constitution. »
Ensuite, seul le Parlement, c.-à-d. le Sénat et la Chambre, jouit de cette prérogative d’élargir le champ de ses attributions par voie législative ordinaire. En effet, il est clairement indiqué dans la Constitution que le Président de la République n’a d’autres pouvoirs que ceux que lui attribue la Constitution.(176) D’où, un obstacle à l’équilibre institutionnel et démocratique du régime.
En somme, le pouvoir constituant originaire a accordé, par sa ratification du texte le 29 Mars 1987, à un pouvoir constitué, le Parlement, des prérogatives de législation illimitées jusqu’à lui permettre de se donner des pouvoirs.
L’effectivité des prérogatives de législation illimitées du Parlement est assurée, car des faibles moyens d’action sont accordés au Pouvoir Exécutif sur la procédure législative.
§ 2.- DES FAIBLES MOYENS D’ACTION DE L’EXÉCUTIF SUR LA PROCÉDURE LÉGISLATIVE
La loi est adoptée selon la procédure législative, c’est-à-dire, l’examen et le vote du texte par chaque Assemblée.(177) Nous retenons cinq (5) étapes principales dans la procédure d’élaboration de la loi (A). En outre, la procédure législative ne fait quasiment pas l’objet de contrôle dans la Constitution haïtienne de 1987. Cette dernière n’accorde que des faibles moyens d’action à l’Exécutif sur la procédure législative (B).
A. LE SOMMAIRE DE L’ITINÉRAIRE DE LA LOI
1. L’initiative législative
La loi, avant d’être juridiquement qualifiée telle, a été initialement un projet de loi ou une proposition de loi. Le projet de loi émane du Pouvoir Exécutif, alors que la proposition de loi est d’origine parlementaire. Par conséquent, l’initiative législative est l’acte par lequel on propose l’adoption d’un projet de loi ou d’une proposition de loi.(178) On peut aussi en déduire que le droit d’initiative législative est reconnu concurremment au Pouvoir Exécutif et aux parlementaires.(179)
2. Les discussions
La discussion est une étape importante de la procédure législative. Chacune des deux (2) Assemblées a le droit de discuter du contenu du texte qui lui est soumis. La discussion permet d’évaluer la valeur du texte ainsi que l’opportunité de son adoption avant le passage au vote. D’ailleurs, c’est au moment des discussions sur le texte que les Assemblées exercent leur droit d’amendement.
3. Le vote et la navette législative
Le Parlement est l’organe de confection de la loi. Ainsi, la loi est-elle votée par le Parlement. Le texte proposé doit être voté par chacune des deux Assemblées avec, le cas échéant, les amendements. Le principe est qu’on vote sur chaque article et chaque amendement ; c’est le principe de la spécialité du vote.(180) Le texte proposé ne devient loi « qu’après avoir été voté dans la même forme par les deux Chambres ». (181)
La navette législative est une locution couramment employée pour désigner la suite de « va et vient d’un projet ou d’une proposition de loi d’une Assemblée à l’autre en régime bicaméral, tant que subsiste entre elles un désaccord sur le texte en discussion.» (182)
4. La promulgation
La promulgation est l’ « acte par lequel le Chef de l’Etat constate officiellement l’existence de la loi et la rend exécutoire ».(183) Le professeur émérite Gérard CORNU, de son côté, précise que cet acte « préside à l’insertion du texte dans l’ordre juridique et conditionne son entrée en vigueur sous réserve de la publicité à intervenir. »(184)
5. La publication
La publication c’est l’action de porter la loi à la connaissance du public par son insertion dans le journal officiel de la République, Le Moniteur. Le professeur émérite Gérard CORNU précise que la publication est une « mesure de publicité destinée à rendre l’acte opposable à tous et qui constitue l’une des conditions de l’entrée en vigueur de l’acte. »(185)
De plus, nul n’est recevable à faire valoir son ignorance d’un texte de loi. Ainsi l’a voulu la sagesse romaine : « nemo censetur ignorare legem ». Or, cette maxime, qualifiée de vénérable par le professeur émérite François TERRE(186), est toujours d’actualité. D’où, la toute importance de la publication de la loi.
B. LES FAIBLESSES DE L’EXÉCUTIF ET LES FORCES DU LÉGISLATIF
En principe, la loi est l’oeuvre du Parlement. D’ailleurs, celle-ci ne doit pas être définie matériellement, mais de préférence organiquement, par le seul fait que le domaine de la loi, en Haïti, n’a pas de bornes. En conséquence, le pouvoir de faire les lois est une prérogative constitutionnelle du Parlement.(187)
En revanche, « légiférer est une nécessité pour les exécutifs contemporains ».(188) Ce n’est pas sans raison qu’il y a toujours plus de projets de loi déposés que de propositions de loi. De plus, c’est le Gouvernement qui « conduit la politique de la Nation ».(189) Sous le régime constitutionnel de 1987, le Président de la République est élu au suffrage universel direct. De ce fait, ce dernier a, sans conteste, un fondement démocratique et une légitimité populaire au plan national. Par conséquent, la vision pour laquelle il a été voté, les engagements qu’il a pris lors de sa campagne électorale, le programme ou la politique du Premier Ministre doivent être traduits dans des textes de lois. C’est que les grandes orientations de la politique gouvernementale sont en principe traduites dans des textes de lois.
C’est ainsi que chaque Gouvernement a en principe son programme législatif. Or, tenant compte des faibles « prérogatives positives » et « prérogatives négatives » reconnues à l’Exécutif sous le régime constitutionnel de 1987 sur l’activité législative, le Parlement a un champ d’action très étendu dans le cadre de l’exercice de sa fonction législative. Le Pouvoir Exécutif ne prend pas une part notable à l’activité législative.
Telle que tracée dans ses grandes lignes par la Constitution, la procédure législative n’est pas encadrée. Les maigres prérogatives reconnues à l’Exécutif résident surtout dans le droit d’initiative législative de l’Exécutif, notamment en matière de loi de finances, dans le régime des sessions et dans le droit d’objection du Président de la République.
Certes, l’Exécutif a le droit d’initiative législative. Cependant, sa marge de manœuvre est négligeable, quant à faire en sorte qu’un de ses projets de loi devienne loi. Quand l’Exécutif ait fini de faire le dépôt d’un projet de loi au Parlement, le Premier Ministre et les Ministres peuvent seulement aller le « soutenir » aux Assemblées.190 Or, il n’y a aucun moyen de contourner le Parlement.
Le Président de la République, notamment en cas d’urgence, peut convoquer le Parlement en session extraordinaire.(191) L’Assemblée Nationale, l’organe non-permanent du Parlement, peut être convoquée à l’extraordinaire par le Pouvoir Exécutif, notamment en cas d’urgence.(192)
De plus, le Président de la République détient un droit d’objection qu’il est à même d’exercer quand le Parlement lui soumet un texte de loi pour promulgation. Cependant, ce droit d’objection est très limité. Si le Président de la République fait des objections à une loi qui lui est adressée pour être promulguée, les Assemblées doivent délibérer à nouveau.
Néanmoins, ce droit d’objection doit être exercé dans les huit (8) jours francs à partir de la réception de la loi par le Président de la République.(193) Par contre, si les objections sont rejetées par les Assemblées, le Président de la République n’y peut rien. En pareille hypothèse, il est tenu de la promulguer en dépit de son désaccord, sous peine de se rebeller contre la Constitution.(194)
Aux Etats-Unis d’Amérique, en dépit du régime présidentiel, le Président de la République détient, en addition à son droit de veto, du « pocket veto ». Il consiste à refuser de signer un bill qui lui a été transmis dans les dix (10) jours précédant l’ajournement du Congrès, ce qui met fin à la procédure législative. Le bill devient alors caduc sans que son veto puisse être renversé(195).
En effet, sous le régime constitutionnel de 1987, les maigres prérogatives reconnues à l’Exécutif sur la procédure législative ne facilitent pas la traduction des grandes orientations de la politique gouvernementale dans des textes de loi. Ainsi, le Gouvernement peut-il avoir beaucoup de difficultés pour faire passer ses projets de loi même dans des domaines très prioritaires.
1) Pas d’adoption de texte sans vote
L’article 49, troisième alinéa, de la Constitution française de 1958 met en place une procédure d’engagement de responsabilité du Gouvernement devant l’Assemblée Nationale, par le Premier Ministre, après délibération du Conseil des Ministres, sur le vote d’un projet de loi de finances ou de financement de la sécurité sociale(196). La procédure de l’art. 49, al. 3 permet de considérer ce projet comme présumé adopter par l’Assemblée Nationale sans qu’il n’y ait vote sur le projet. Il suffit, pour cela, que le Premier Ministre, après délibération du Conseil des Ministres, lie le sort du Gouvernement à celui du projet. Alors, pour empêcher l’adoption automatique du projet, il faut qu’une motion de censure soit déposée à temps et qu’elle soit votée. Elle ne peut être adoptée qu’à la majorité des membres composant l’Assemblée. Si les Députés ne veulent pas du projet, il leur faut donc renverser le Gouvernement.
Cette procédure permet au Gouvernement d’obtenir le vote d’un projet d’une extrême importance pour lui en faisant peser une forte pression politique sur l’Assemblée Nationale et en contournant, du même coup, le principe de la spécialité du vote.
En revanche, le Gouvernement, en Haïti, ne peut pas engager sa responsabilité politique devant les Assemblées sur un projet par lui soumis. La responsabilité politique du Gouvernement est mise en cause seulement par l’une ou l’autre des deux (2) Assemblées à l’occasion d’une interpellation soldée par le vote de la motion de censure.
Néanmoins, on pourrait faire remarquer que la procédure précitée existant en France n’aurait pas grand intérêt en Haïti vu qu’aucune des deux (2) Assemblées ne peut être dissoute par le Président de la République. Toutefois, un Gouvernement très populaire aurait pu exercer cette forte pression politique sur le Parlement quand il s’agit de faire voter rapidement un projet de loi très important pour lui. De plus, cette procédure pourrait se révéler une arme très précieuse pour un Gouvernement qui fait face, en cours de route, à l’hostilité de la majorité dans l’une ou l’autre Assemblée et qui voudrait seulement ne pas accorder au Gouvernement les moyens (la loi) de sa politique, sans vouloir nécessairement le renverser.
2) Pas de « vote bloqué »
L’article 44, troisième alinéa, de la Constitution française de 1958 permet au Gouvernement d’écarter le principe de la spécialité du vote. Il peut à tout moment de la procédure demander un vote unique sur tout ou partie du texte. Pour le Gouvernement, l’objectif est d’éviter la dénaturation de son texte par des flux d’amendements. Donc, le « vote bloqué » se révèle un instrument utile pour assurer la cohérence du texte.
De son côté, l’article 119 de la Constitution haïtienne de 1987 prescrit : « tout projet de loi doit être voté article par article ». Même le budget de chaque ministère doit être voté article par article.197 Par conséquent, la procédure du vote unique, communément appelée « vote bloqué », n’est pas admise sous le régime constitutionnel de 1987.
3) Pas de « substitut » au Législateur
En France, la loi est en principe votée par le Parlement(198). Toutefois, la Constitution de 1958 prévoit qu’il peut être exceptionnellement écarté.
En effet, l’article 11 de la Constitution française de 1958 prévoit le référendum législatif. Ce procédé de la démocratie semi-directe permet au Peuple de collaborer à l’élaboration de la loi(199).
Nous devons faire remarquer au passage qu’aux Etats-Unis d’Amérique, il est possible de recourir au référendum dans trente neuf (39) Etats(200).
De son côté, l’article 16 de la Constitution française de 1958 accorde au Président de la République des prérogatives hors du commun dans les situations de crise. Ledit article est très extensif dans sa formulation. Il dispose : « …le Président de la République prend les mesures exigées par ces circonstances… ». D’où, les pleins pouvoirs, y compris la plénitude du Pouvoir Législatif, sont accordés au Président de la France en période de crise(201).
Pour sa part, l’article 38 de la Constitution française de 1958 permet au Gouvernement, « pour l’exécution de son programme », de recevoir, par délégation du Parlement, le pouvoir d’intervenir dans le domaine législatif : c’est l’hypothèse classique de l’habilitation législative. Le Gouvernement agira alors au moyen de normes réglementaires, les ordonnances(202).
De plus, l’article 47, troisième alinéa, de la Constitution française de 1958 permet au Gouvernement, dans des circonstances bien élucidées, de prendre des ordonnances budgétaires en éludant le Parlement. L’article 47-1, de son côté, permet au Gouvernement de prendre des ordonnances sociales en éludant le Parlement.
Alors, on comprend bien que les dispositions constitutionnelles évoquées plus haut permettent de sanctionner l’inaction du Parlement dans des domaines stratégiques et prioritaires comme, par exemple, le domaine budgétaire.
Au contraire, le Parlement haïtien est incontournable ; lui seul peut légiférer et ce, dans tous les domaines. La Constitution haïtienne de 1987 ne prévoit pas la procédure de soumission, par l’Exécutif, d’un projet de loi au référendum. Donc, pas de provision constitutionnelle pour le référendum législatif ; le Parlement ne peut pas être court-circuité.
De plus, le Gouvernement n’a aucun recours, pour l’exécution de son programme, en cas d’inaction du Parlement. Cette inaction éventuelle n’est pas sanctionnée même dans un domaine très stratégique et prioritaire qu’est le domaine budgétaire. La Constitution de 1987, en ses articles 231 et 231-1 respectivement, se contente de préciser :
« Au cas où les Chambres législatives pour quelque raison que se soit, n’arrêtent pas à temps le budget pour un ou plusieurs Départements ministériels avant leur ajournement, le ou les budgets des Départements intéressés restent en vigueur jusqu’au vote et adoption du nouveau budget. »
« Au cas où, par la faute de l’Exécutif, le budget de la République n’a pas été voté, le Président de la République convoque immédiatement les Chambres législatives en session extraordinaire à seule fin de voter le budget de l’Etat. »
Qu’adviendrait-il dans l’hypothèse où la faute invoquée dans l’article précédent serait imputable au Parlement ? Considérons toute même le principe de la convocation en session extraordinaire comme acquis, que risquerait-il de se passer si les deux (2) Assemblées n’arrivent pas à s’entendre sur le texte ? Considérons que la procédure tracée à l’article 111-3 est d’application pour le cas visé à l’article 231-1, la République devrait-elle attendre pendant tout ce temps ?
4) Le Parlement est totalement maître de son ordre du jour
L’ordre du jour est un élément crucial du cadre dans lequel s’inscrit l’activité de l’Assemblée pour l’exercice de sa fonction législative. En Haïti, le Gouvernement n’a aucune maîtrise sur l’ordre du jour des Assemblées. Par contre, en France, la prérogative de fixation de l’ordre du jour des Assemblées est partagée entre le Gouvernement et lesdites Assemblées, quoique ces dernières bénéficient d’une priorité certaine en cette matière.(203) Cette prérogative permet au Gouvernement non seulement de faire passer très rapidement, certaines fois, les textes qui lui conviennent, mais encore de retarder l’examen d’autres textes.(204)
5) Le droit d’amendement des Assemblées est quasi-illimité
L’article 228-1 de la Constitution de 1987 dispose : « …aucun amendement ne peut être introduit au budget à l’occasion du vote de celui-ci sans la prévision correspondante des voies et moyens. »
L’article susmentionné est la seule limite au droit d’amendement des Assemblées. Et, comme on l’aura bien compris, elle ne joue que lors du vote du budget général de l’Etat.(205)
Il n’est pas ici inopportun de rappeler qu’en France, le phénomène de l’obstruction parlementaire a pris la forme de « bataille d’amendement ». De plus, la procédure du vote bloqué, en France, permet, entre autres, à l’Exécutif de contrebalancer le droit d’amendement des Assemblées.
6) Entorse aux tours de navette
En Haïti, l’Exécutif engage et nourrit les débats par les objections du Président de la République et par le dépôt de projets de lois en vertu de son droit d’initiative. De leur côté, les parlementaires peuvent se perdre dans des interminables débats.(206) Dans une certaine mesure, la navette dure tant qu’il n’y a pas accord sur un texte final entre les deux (2) Assemblées. Le bicaméralisme est égalitaire en matière législative. Par conséquent, en cas de désaccords incessants entre les deux (2) Assemblées sur un texte, aucune d’entre elles n’a la « vertu » de statuer définitivement(207) et le Gouvernement n’a aucun recours.
De plus, l’article 120-1 de la Constitution dispose : « Tout projet peut être retiré de la discussion tant qu’il n’a pas été définitivement voté ». Cette disposition constitutionnelle prête à confusion. A mon sens, l’esprit de cette disposition est que l’Exécutif peut, lui-même, se rétracter et retirer le texte de la discussion. Si on essaye de la comparer au schéma tracé à l’article 111-4, l’on comprendra toute la justesse de ce point de vue, car autrement, il y aurait contrariété de dispositions. Cependant, prise au pied de la lettre, elle traduit toute autre chose : « tout projet peut être retiré… » ; par qui ? La formulation du texte n’empêche pas au Parlement de l’interpréter à son profit pour ne pas faire son travail. C’est que le libellé de l’article fait problème.
En conséquence de tout ce qui précède, le Gouvernement peut se retrouver dans l’impossibilité de faire passer ses projets. Pourtant, c’est lui qui « conduit la politique de la Nation ». Or, cette politique doit se traduire, à titre principal, dans des textes de loi. De plus, le Gouvernement n’a pas d’autres moyens pour exécuter son programme législatif, puisque le Parlement est incontournable ; même le référendum législatif n’est pas autorisé par la Constitution de 1987.
En définitive, puisque les prérogatives de législation du Parlement sont d’une telle ampleur, qu’est-ce qui garantit la protection du schéma institutionnel tracé par la Constitution ? Quid de la protection des libertés fondamentales des citoyens ?
SECTION II.- DES RISQUES DE DÉRÈGLEMENT INSTITUTIONNEL ET LA FRAGILISATION DES LIBERTÉS FONDAMENTALES
On vient de voir que la Constitution de 1987 accorde des pouvoirs de législation illimités au Parlement tant sur le plan du domaine de la loi que sur le plan de la procédure législative. Le constituant originaire confère aux deux composantes du Parlement, des pouvoirs spécifiques et ajoute paradoxalement qu’elles peuvent aussi valablement exercer toutes autres attributions qui leur sont assignées par la loi. En même temps, le constituant originaire leur a aussi donné la compétence exclusive de voter la loi sans l’influence décisive du Pouvoir Exécutif qui jouerait en ce sens le rôle de contre-pouvoir pour empêcher les dérives éventuelles du Parlement.
De ce qui précède, on en déduit que les pouvoirs du Parlement souffre d’un déficit d’encadrement juridique. Or, il revenait au constituant originaire de fixer limitativement les compétences des gouvernants dans la Constitution ; c’est une condition sine qua non du respect des droits et libertés des citoyens.
En outre, cette situation traduit un manque d’institutionnalisation du pouvoir politique sous le régime constitutionnel de 1987. En effet, selon le professeur Pierre PACTET, l’institutionnalisation du pouvoir politique veut dire « qu’il s’est dissocié de la personne des gouvernants pour se reporter sur une entité qui lui sert de support. » Plus loin, il avance que les gouvernants, « bien loin d’être maîtres de leurs pouvoirs, ils ne sont, en principe, que les dépositaires provisoires, les agents d’exercice des compétences qui leur sont confiées(208). »
Par ailleurs, cela nous conduit à nous questionner sur les éventuelles différences entre les attributions constitutionnelles et les attributions légales du Parlement, et aussi sur la portée réelle de ses pouvoirs (§ 1).
De plus, on l’aura vitement compris, la liberté d’action du Parlement est garantie. Cependant, en même temps, cette liberté n’est pas restrictive. D’où, des risques réels de débordements des pouvoirs du Parlement (§ 2).
§ 1.- LES ATTRIBUTIONS CONSTITUTIONNELLES ET LES ATTRIBUTIONS LÉGALES DU PARLEMENT : PORTÉE ET DIFFÉRENCES ?
Les attributions des Pouvoirs institués par une Constitution sont en principe contenues dans la Constitution elle-même. C’est que la Constitution assure l’encadrement juridique du pouvoir politique pour éviter l’arbitraire des gouvernants. La Constitution fixe les règles de dévolution et d’exercice du pouvoir politique. Elle identifie les pouvoirs des organes qu’elle institue et en fixe les limites(209). Il en est ainsi puisque la Constitution est tout à la fois un code des Pouvoirs publics et une charte des libertés.
Or, en plus des attributions expressément constitutionnelles dévolues au Parlement, la Constitution lui reconnaît subtilement la faculté d’élargir le champ de ses attributions par voie législative ordinaire. En conséquence, toutes les attributions du Parlement ne devraient pas être recherchées uniquement dans la Constitution, puisqu’il peut aussi exercer des attributions en vertu de la loi qu’il est pourtant chargé d’élaborer.
D’une part, cette situation amène à rechercher les différences entre les compétences constitutionnelles et les compétences légales du Parlement (A). D’autre part, elle amène à s’interroger sur la portée réelle des pouvoirs du Parlement (B).
A- QUELLES DIFFÉRENCES ENTRE LES COMPÉTENCES CONSTITUTIONNELLES ET LES COMPÉTENCES LÉGALES DU PARLEMENT ?
Les attributions du Parlement sont en principe définies, quoique de manière non restrictive, dans la Constitution de 1987 au titre V, chapitre II. Ce sont, à proprement parler, les attributions constitutionnelles du Parlement. Ici, le constituant est la source de ses compétences.
Néanmoins, la Chambre des Députés et le Sénat, les deux (2) composantes du Parlement, peuvent aussi exercer d’autres attributions qui leur sont assignées par la loi. Par conséquent, les attributions que le Parlement exercerait en vertu de la loi pourraient être qualifiées de légales, puisqu’elles découleraient de la loi. Ici, sur invitation implicite du constituant, le Parlement peut aussi se donner des compétences. D’où, il peut être aussi sa propre source de compétences.
Selon le schéma tracé plus haut, les attributions contenues expressément dans la Constitution sont constitutionnelles, alors que celles que le Parlement exercerait en vertu de la loi seraient des attributions légales. Or, c’est la Constitution elle-même qui précise, expresis verbis, que la Chambre et le Sénat peuvent aussi exercer des attributions qui leur sont assignées par la loi. De plus, ce sont précisément ces deux Assemblées qui sont chargées de l’élaboration de la loi sans aucun moyen d’action décisif du Pouvoir Exécutif sur la procédure législative. Par voie de conséquence, dans l’éventualité où le Parlement voterait une loi pour augmenter le champ de ses attributions, ne serait-il pas là encore dans le cadre de l’exercice de ses attributions constitutionnelles ? En d’autres termes, les attributions qui découleraient de cette loi pourraient-elles être qualifiées de légales, alors qu’elles sont assignées en vertu d’une habilitation constitutionnelle ?
A supposer que l’on ait accepté l’idée qu’il n’y aurait pas de différences entre les attributions expressément listées dans la Constitution et les attributions qui découleraient d’une loi votée par le Parlement, nous répondons qu’il n’en est pas tout à fait exact. La procédure d’amendement de la Constitution de 1987 en fait une Constitution rigide. D’où, sa modification devrait obéir à une procédure différente de la procédure législative ordinaire. Par conséquent, les attributions qui découleraient de la loi seraient plus attaquables que les attributions expressément listées dans la Constitution. Les premières peuvent être supprimées ou modifiées seulement par l’adoption d’une nouvelle loi comportant des dispositions qui leur sont contraires. Par contre, pour supprimer les secondes, il aurait fallu engager la difficile procédure d’amendement de la Constitution. D’où, une différence fondée sur la valeur juridique.
De plus, il s’agit aussi d’une question de sémantique. Les attributions figurant clairement dans la Constitution sont des attributions constitutionnelles. Alors, puisque la Constitution dispose que le Sénat et la Chambre peuvent aussi exercer les attributions qui leur sont assignées par la loi, si le Parlement entend faire usage de cette prérogative et vote une «loi d’auto-habilitation », les attributions qui découleraient de cette loi seraient qualifiées, ipso facto, de légales.
En revanche, nous devons reconnaître tout de même, pour des raisons d’ordre pratique et d’efficacité, que la frontière n’est pas aussi bien établie entre les deux groupes d’attributions, puisque le contrôle de constitutionnalité des lois se fait a posteriori, à l’occasion d’un procès et il y a autorité relative de la chose jugée(210). D’où, la primauté attachée, à première vue, aux attributions constitutionnelles sur les attributions légales est juridiquement mal assurée.
De plus, cette situation permet de susciter d’autres questionnements. Une Constitution devrait-elle renvoyer à la loi pour assigner d’autres attributions à l’organe pourtant chargé de la voter ? N’est-ce pas confier à un pouvoir constitué la latitude de s’octroyer des pouvoirs ; donc « la compétence de sa compétence » ? Par suite, n’est-on pas fondé à parler d’un certain légicentrisme en Haïti ?
Puisque les pouvoirs du Parlement peuvent aller grandissants et à son gré, c’est à bon droit que l’on se questionne sur sa sphère d’influence et d’intervention.
B- QUELLE EST LA VÉRITABLE PORTÉE DES POUVOIRS DU PARLEMENT ?
Les pouvoirs du Parlement doivent s’entendre des attributions que lui assigne la Constitution. Toutefois, les deux composantes du Parlement peuvent aussi exercer les attributions que leur assigne la loi. Or, ce sont elles qui sont chargées, par la Constitution, de l’élaboration de la loi, alors que l’Exécutif n’a aucun moyen d’action décisif dans la procédure législative. Quelle est alors la véritable portée des pouvoirs du Parlement ?
On a vu, dans la première partie de ce travail de recherche, que le régime est déséquilibré au profit du Parlement. C’est presqu’une évidence et c’est en quelque sorte le propre des logiques institutionnelles du régime. D’ores, on aura compris que ce déséquilibre peut davantage être accentué par le seul fait du Parlement, puisque les pouvoirs de ce dernier peuvent aller grandissants et à son gré. La Constitution accorde subtilement au Parlement la prérogative de s’octroyer des pouvoirs. De surcroît, cette faculté n’est pas tempérée par des contre-pouvoirs réels. Or, selon Montesquieu : « C’est une expérience éternelle, que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser ; il va jusqu’à ce qu’il trouve des limites. »(211)
A en croire le maître Montesquieu, ne devrait-on pas commencer à s’inquiéter et emprunter la voie tracée au titre XIII de la Constitution de 1987 pour enlever cette prérogative exorbitante au Parlement ? Or, comment demander, classiquement, à un organe politique de s’autolimiter ? L’intervention directe du pouvoir constituant originaire, qui est par essence souverain, n’est-elle pas ici nécessaire pour jeter les bases d’un édifice institutionnel nouveau ?
En somme, les pouvoirs du Parlement ne sont pas quantifiables, puisque les bornes de ces derniers ne sont pas bien connues. On peut lister les attributions assignées par la Constitution, mais on ne peut pas, a priori, préciser le champ des attributions que le Parlement peut être appelé à exercer. La raison en est simple : la Constitution dresse séparément une liste d’attributions assignées au Sénat et à la Chambre, puis elle réfère à la loi pour l’assignation d’autres attributions, sans même préciser leur objet. Or, le Parlement est précisément l’organe de confection de la loi. En conséquence, la Constitution de 1987 ne permet pas de se rendre compte de la véritable portée des pouvoirs du Parlement, puisqu’elle laisse subtilement à ce dernier la latitude de s’autolimiter. Qu’adviendrait-il, alors, dans l’hypothèse où le Parlement entendrait user de cette prérogative exorbitante ?
§ 2.- DES DÉBORDEMENTS DE POUVOIRS SONT POSSIBLES
On a vu que le champ d’action du Parlement est illimité tant au niveau du domaine législatif qu’au niveau de la procédure législative. Le domaine de la loi est illimité à un point tel que la loi peut même assigner de nouvelles attributions au Sénat et à la Chambre, deux organes pourtant institués par la Constitution. Qui plus est, l’objet de ces attributions n’est guère précisé, alors que la loi est fondamentalement l’œuvre du Parlement. Donc, cela revient à accorder au Parlement la compétence constitutionnelle pour s’attribuer des pouvoirs et ainsi élargir le champ de ses attributions comme bon lui semble, puisque l’Exécutif ne dispose d’aucun moyen d’action décisif dans la procédure législative. Jusqu’où le Parlement peut-il aller dans l’élargissement de ses pouvoirs ?
Nous pouvons croire qu’Haïti se veut une démocratie constitutionnelle. Le pouvoir y est nécessairement issu de l’élection. Le Peuple est le seul souverain ; il ne délègue que l’exercice de la souveraineté à trois Pouvoirs.(212) De plus, l’article 183 de la Constitution organise le contrôle de la constitutionnalité des lois. Par conséquent, cela fait présumer la suprématie de la Constitution, sa supériorité sur les autres normes juridiques.
Cependant, les constituants de 1987 accordent en même temps à la loi une portée telle qu’elle puisse être à la base de profonds bouleversements du système institutionnel que la Constitution a établi. Qui plus est, les mécanismes de contrôle de constitutionnalité des lois établis par la Constitution n’auront pas empêché, le cas échéant, que ces bouleversements aient amplement le temps de produire les effets recherchés. Alors, si une loi ordinaire peut compléter la Constitution, voire altérer le schéma institutionnel du régime qu’elle a établi, en accordant d’autres attributions à des organes qu’elle a pourtant institués, peut-on parler de subordination véritable de la loi à la Constitution ? N’est-on pas en droit de parler d’un paradoxe du régime, puisque cette loi qui viendrait éventuellement altérer le schéma institutionnel du régime aurait été prise sur invitation du constituant originaire ?
A considérer uniquement l’agencement institutionnel des rapports entre les institutions politiques du nouveau régime, on pourrait être légitimement tenté d’avancer qu’il s’agit d’un régime mixte à forte dominante parlementaire. Néanmoins, le régime peut être dénaturé par le seul fait du Parlement. C’est que cette prérogative exorbitante accordée au Sénat et à la Chambre d’accroître leurs attributions par voie législative ordinaire a tout gâché. En fait, si le Parlement entend faire usage de cette prérogative, l’on peut se retrouver pratiquement face à un régime d’Assemblée assoupli.
En effet, si une loi ordinaire peut varier le schéma institutionnel du régime, on peut conclure que ce dernier est très instable, puisque la loi peut être facilement modifiée. Alors que la Constitution organise l’agencement institutionnel des rapports entre les institutions politiques du nouveau régime, elle n’empêche pas en même temps que cet agencement puisse être modifié par une loi ordinaire. Par conséquent, a-t-on besoin d’engager la contraignante procédure d’amendement de la Constitution de 1987 pour modifier certains de ses aspects ?
Si, par exemple, une loi ordinaire vient accorder au Sénat ou à la Chambre des attributions qui relèvent déjà du Pouvoir Exécutif, comment empêcher que cette loi rentre en vigueur sans qu’il n’y ait une crise institutionnelle ? Un procès est-il envisageable dans ce cas, pour pouvoir avoir au moins la chance de soulever l’inconstitutionnalité de la loi ? De plus, qu’est-ce qui empêche au Parlement de s’octroyer compétence en cas de vide juridique ?
Jusqu’où peut-il aller dans l’extension de sa sphère d’influence et d’intervention ?
Il est donc clair que le régime peut être dénaturé à chaque instant ; il suffit que le Parlement le veuille. Cela peut amener à questionner la suprématie de la Constitution et à se demander s’il n’existe pas un certain légicentrisme en Haïti.
Par ailleurs, puisque la dimension de la sphère d’influence et d’intervention du Sénat et de la Chambre des Députés dépend de leurs caprices, l’accroissement de leurs attributions peut atteindre un seuil critique. En votant une loi pour octroyer de nouvelles attributions au Sénat et à la Chambre, le Parlement peut ne pas enfreindre la Constitution, si cette loi ne porte pas atteinte aux autres dispositions constitutionnelles. Or, depuis l’enseignement de Montesquieu dans l’Esprit des lois, chacun sait que « si le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument. » Par conséquent, la situation contraire est aussi envisageable.
D’où, la protection des libertés fondamentales des citoyens est juridiquement mal assurée. Puisque l’objet des attributions légales que le Sénat et la Chambre des Députés sont appelés à exercer n’a pas été précisé, le Parlement pourrait se croire libre de toute contrainte juridique. En ce sens, les nouvelles attributions en question pourraient être contraires à l’esprit de la Constitution. Notamment, cette loi venant leur accorder de nouvelles attributions pourrait être liberticide, c’est-à-dire attentatoire aux libertés fondamentales des citoyens. Par conséquent, nous nous retrouvons face à une situation juridiquement réalisable et politiquement grave.
En outre, il a été enseigné que, traditionnellement, les libertés fondamentales « sont liées à l’idée de limitation de l’Etat. D’ailleurs, à l’origine, les libertés fondamentales sont un moyen de limiter le pouvoir des gouvernants(213). » Il a été aussi démontré que « le souci d’organiser la limitation du pouvoir des gouvernants est à l’origine de ce que l’on appellera le constitutionnalisme qui n’est que la traduction de la philosophie libérale dans sa dimension politique(214). » De plus, « le fond de la pensée libérale tient le pouvoir de l’Etat pour un mal nécessaire. Ainsi, pour les libéraux, limiter le pouvoir des gouvernants, c’est préserver la liberté des gouvernés. »(215)
En conséquence, on peut être légitimement tenté d’affirmer que le fait que le champ des compétences du Sénat et de la Chambre n’est pas restrictif, cela ne favorise pas la protection des libertés fondamentales des citoyens. De plus, le principe de la Séparation des Pouvoirs consacré par la Constitution de 1987 est mal garanti. D’où, on pourrait conclure que sous le régime constitutionnel de 1987, l’Etat de droit est juridiquement mal assis.
Cependant, les débordements éventuels des pouvoirs du Parlement pourraient être relégués au rang des abstractions à une condition : Il faudrait que la Constitution de 1987 soit la norme suprême de l’Etat et que tout à la fois cette suprématie soit effectivement garantie par l’existence d’un contrôle de constitutionnalité efficace, empêchant qu’un acte du Parlement non conforme à la Constitution puisse être publié.
En ce sens, plusieurs arguments juridiques de taille peuvent conduire à affirmer que les constituants de 1987 ont voulu que la Constitution soit la norme suprême de l’Etat. D’ailleurs, cette suprématie a même a été consacrée dans la Constitution de 1987. Or, la garantie de cette suprématie est-elle, pour autant, juridiquement bien assurée ? Si la suprématie de la Constitution est consacrée, mais juridiquement mal garantie, le problème reste entier.
167 GUILLIEN, VINCENT 2001, op. cit., pages 426, 475.
168 HAMON, TROPER 2003, op. cit., page 22.
169 Voir CORNU 2007, op. cit., page 560, puis François TERRE, Introduction générale au Droit, Précis Dalloz,
Paris, 7e éd., 2006, p. 194.
170 Idem, p. 194.
171 Art. 120, Constitution de 1987.
172 Art. 121, Constitution de 1987.
173 Une sorte de proposition de loi d’auto-habilitation dans laquelle elles se distribuent des pouvoirs, surtout en cas de vide juridique.
174 Art. 121-4, Constitution de 1987.
175 Voir les articles 93 et 97-3 de la Constitution de 1987.
176 Art. 150, Constitution de 1987.
177 C’est la définition retenue par Pierre PACTET (voir Droit constitutionnel Institutions politiques, op. cit., page 470).
178 CORNU 2007, op. cit., p. 492.
179 Voir, l’art. 111-1 de la Constitution de 1987.
180 Art. 119, Constitution de 1987.
181 Voir l’art. 120 in fine de la Constitution de 1987.
182 GUILLIEN, VINCENT 2001, op. cit., p. 374.
183 Idem, p. 445.
184 CORNU 2007, op. cit., p. 732.
185 Idem, p. 742.
186 François TERRE, Introduction générale au Droit, 2006, Op. cit., p. 377.
187 Art. 111.
188 PACTET 2001, op. cit., p. 236.
189 Voir l’art. 156 in limine de la Constitution de 1987.
190 Art. 161, Constitution de 1987.
191 Art. 105, Constitution de 1987.
192 Art. 101, Constitution de 1987.
193 Art. 122, Constitution de 1987.
194 Art. 121-4, Constitution de 1987. Ce, sans préjudice des dispositions de l’art. 123 de ladite Constitution.
195 Voir GICQUEL 1997, op. cit., page 292.
196 Le Comité « Balladur » a proposé, dans son rapport remis au Président Nicolas SARKOZY (Proposition no 23, http://www.elysee.fr), de limiter la portée de l’art. 49, al. 3 aux seules lois de finances et de financement de la sécurité sociale. Cette proposition a été suivie par les Pouvoirs publics. Voir l’art. 24 de la LOI constitutionnelle no 2008-724 du 23 Juillet 2008 de modernisation des institutions de la Ve République et le nouvel énoncé de l’art. 49, al. 3 de la Constitution de 1958 entré en vigueur le 1er Mars 2009.
197 Voir l’art. 227 de la Constitution de 1987.
198 Cf. art. 9 de la LOI constitutionnelle no 2008-724 du 23 Juillet 2008 de modernisation des institutions de la Ve République ; l’art. 24 de la Constitution française de 1958.
199 GUILLIEN, VINCENT 2001, op. cit., page 470.
200 BARILARI, GUEDON 1994, page 71.
201 Toutefois, le nouvel énoncé de l’art. 16 de la Constitution de 1958, après la reforme de Juillet 2008, permet au Conseil constitutionnel de vérifier si les conditions de mise en oeuvre des pouvoirs exceptionnels de l’art. 16 demeurent réunies.
202 Les ordonnances de l’article 38 sont l’équivalent des décrets-lois des IIIe et IVe Républiques.
203 Cf. art. 23 de la LOI constitutionnelle no 2008-724 du 23 Juillet 2008 de modernisation des institutions de la Ve République ; art. 48 de la Constitution française de 1958.
204 Voir PACTET 2001, op. cit., p. 505.
205 La Constitution haïtienne de 1987 ne limite pas les risques que la tactique de dépôt multiple d’amendements soit utilisée à des fins de blocage. Il est ici utile de rappeler qu’en France, en dépit des limitations apportées au droit d’amendement des Assemblées, les Députés ont pu déposer 137000 amendements au projet de loi de privatisation de GDF en 1980. Cette dernière information a été consultée sur le site officiel de l’Assemblée Nationale : http://www.assemblee-nationale.fr le 3 Juin 2008.
206 Cela peut se révéler une tactique pour les parlementaires de l’opposition, en principe minoritaires, dans le dessein d’éviter qu’un texte qui ne rencontre pas leur adhésion soit adopté. Dans le meilleur des cas, elle peut aussi se révéler une technique utile pour provoquer un débat public et contraindre le Gouvernement à discuter.
207 (Voir supra, chap. 1er, sect. I, § 2, A).
208 PACTET 2001, op. cit., page 17
209 Voir HAMON, TROPER 2003, op. cit., p. 53 à 58.
210 Voir infra, chap. 4, sect. II, § 1.
211 De l’Esprit des lois, op. cit., livre XI, 1748.
212 Art. 58 et 59 de la Constitution de 1987.
213 DUBOUIS, PEISER 2007, page 98.
214 Michel CLAPIE, Droit Constitutionnel – théorie générale, 2007, Ellipses, Paris, page 108.
215 Idem, page 107.
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