97. La fraternité est une situation subie. A l’opposé de l’alliance et de la filiation qui sont régies dans le but d’organiser volontairement l’avenir, la fratrie est ordonnée à partir d’une situation imposée (A) et tournée vers le passé (B).
A/ Des liens imposés
98. La fratrie se définit avant tout par son caractère imposé, ce qui la distingue d’autres institutions familiales que sont la filiation ou le mariage. « Fonder une famille est un acte de volonté » (163) : les époux consentent à leur union, les parents désirent leur enfant. Lorsque cette volonté cesse, un divorce peut être demandé (C.civ., art. 229), un accouchement anonyme autorisé (C.civ., art. 326), une adoption prononcée avec le consentement des parents (C.civ., art. 348).
99. Un état subi – De toute autre nature, la fraternité est un état subi. La composition de la fratrie dépend de la volonté exclusive des parents, et il est impossible pour l’un de ses membres de la quitter. La fratrie impose « une forme irréductible de permanence » (164).
La CEDH semble avoir fait de ce caractère un critère de distinction objectif justifiant une différence de traitement entre la fratrie et le concubinage (165). Selon la Cour, concubinage et fratrie ne se différencient pas selon « la durée ou le caractère solidaire de la relation », mais en fonction de « l’existence d’un engagement public, qui va de pair avec un ensemble de droits et d’obligations d’ordre contractuel ». Ce critère est vivement critiqué, car l’absence d’engagement entre frère et sœur résulte justement de l’interdiction qui leur est faite de s’unir par le mariage ou toute autre forme de conjugalité (166) : « l’origine des liens [serait] sans intérêt » (167).
100. Il semble, bien au contraire, que l’origine des liens qui unissent les frères et sœurs importe. En effet, une chose est de vouloir s’assurer réciproquement une aide mutuelle ; une autre est d’avoir été unis par une filiation commune sans le souhaiter. La fratrie peut, dans ses effets, se rapprocher d’un concubinage mais, dans sa formation, elle s’en distingue par l’absence de choix du frère avec qui ces liens seront organisés.
101. Un régime justifié par son caractère subi – Ce caractère imposé confirme et explique la spécificité des règles applicables aux relations fraternelles. D’une part, la fonction d’éclatement de la fratrie répond au fait que les frères et sœurs n’ont pas décidé de leur union : le caractère subi de la fratrie implique implique une unité imposée (168), perpétuelle, et l’impossibilité de rompre le lien fraternel par un acte de volonté. Cette fonction n’a de raison d’être que si les membres de la fratrie sont unis contre leur gré et ne peuvent accéder à l’autonomie qu’en dépassant les liens indéfectibles qui les retiennent entre eux.
D’autre part, la subsidiarité de la fonction de solidarité s’impose également en raison du caractère subi de la fratrie. N’existant aucun acte de volonté à l’origine des liens fraternels ni devoir de reconnaissance entre collatéraux, il ne saurait exister d’obligation contraignante à la charge des frères et sœurs. Si, à l’inverse, l’union est choisie, la solidarité devient nécessairement contraignante, car née d’un engagement volontaire. Il appartient en revanche au législateur de favoriser ou non la fraternité par des règles exclusivement incitatives (cf. supra n° 77).
102. Un caractère original – La fratrie, subie, mais dont les effets ne dépendent que de la volonté des frères et sœurs, se distingue donc radicalement de l’alliance ou de la filiation qui naissent d’un choix délibéré mais d’où découle un statut impératif. Ainsi, il convient de distinguer : « la qualité et l’intérêt des liens qui se nouent entre germains relèvent pour une part, du mode électif. Il n’en demeure pas moins qu’être frère résulte en premier lieu d’une contrainte et non d’un libre choix » (169).
103. Le caractère imposé de la fratrie explique donc en partie son régime et la distingue des autres institutions familiales. La spécificité de l’institution fraternelle résulte également de son rapport au temps.
B/ Des liens tournées vers le passé
104. Contrairement à la parenté et à l’alliance reposant sur la volonté d’organiser l’avenir d’une famille en création, la fratrie se constitue au regard d’une situation passée sans appréhender son futur.
105. Orientation de la fratrie vers son passé – D’une part, la fratrie n’organise pas son avenir, mais au contraire, les modalités de sa séparation. Il ne s’agit aucunement de prévoir quels seront les rapports à venir des frères et sœurs mais de favoriser la rupture pacifiée des liens présents. Le rapport au temps est radicalement opposé à celui qu’entretiennent la parenté ou l’alliance, ayant pour finalité la transmission d’un capital patrimonial et moral à une descendance potentielle.
106. D’autre part, les règles permettant l’unité de la fratrie ne concernent que les membres existants au moment où elles s’appliquent. Notamment, le principe de non-séparation des frères et sœurs ne tend pas à regrouper la fratrie, mais à éviter la séparation de ceux qui sont unis à la date de désunion des parents. Il n’est aucunement exigé, lors de la naissance d’un enfant, que celui-ci soit rattaché au parent hébergeant le reste de la fratrie. Ce qui est recherché, c’est le maintien d’une communauté de vie existante et présumée protectrice, et non la réunion d’une fratrie au fur et à mesure de la naissance des cadets (170).
107. Enfin, la fonction de solidarité de la fratrie peut s’exercer au préjudice des frères et sœurs à venir, là où la réserve héréditaire interdirait à un parent de priver un enfant futur de toute vocation successorale à venir en avantageant ses enfants déjà nés (171). Le mécanisme de la réduction des libéralités permet de protéger la filiation à venir, d’éviter qu’un parent trop généreux ne porte atteinte aux droits de sa descendance future. A l’inverse, en privilégiant ses collatéraux existants, un frère peut exhéréder ceux à naître sans qu’ils puissent remettre en cause les libéralités ainsi consenties. La fraternité ne se soucie donc pas du sort des frères et sœurs à venir ; elle est attirée par le seul groupe des collatéraux existants.
108. Distinction entre fratrie actuelle et future – Toutefois, l’existence d’un traitement différencié entre aînés et cadets a été contestée. L’article L. 1241-1 du Code de la santé publique n’autorise ainsi le prélèvement de cellules du cordon à destination d’une personne déterminée qu’au profit de l’enfant ou de ses frères et sœurs atteints, au moment de sa naissance, d’une pathologie susceptible d’être guérie grâce à l’utilisation de ces cellules. Manifestement, « en privant les enfants à naître […] de toute possibilité de bénéficier d’une greffe […] alors que cette faculté est ouverte aux enfants malades de la même fratrie, ces dispositions seraient contraires au principe d’égalité ».
Saisi de la question (172), le Conseil constitutionnel a estimé la distinction entre les enfants nés et à naître objectivement justifiée au vu de la finalité de la règle en cause. Le Conseil valide ainsi la distinction entre fratrie existante et fratrie à venir, confirmant l’attrait de cette institution pour son passé (173).
109. « Le lien de fratrie […] est involontaire, tourné vers le passé, promis à une dissolution » (174). La relation entre ces caractères et l’existence d’une parenté commune aux frères et sœurs n’est toutefois pas évidente et mérite d’être précisée.
163 Jean CARBONNIER, Flexible droit, LGDJ, 10e éd., 2007, p. 292
164 Annette LANGEVIN, « Frères et sœurs, les négligés du roman familial », dans La fratrie méconnue : liens du sang, liens du cœur (Brigitte CAMDESSUS), ESF Editeur, 1998, p. 19
165 CEDH, 29 avr. 2008, n° 13378/05, Burden c. RU ; JDI, 2007, chron. 5 p. 683 ; RTDH, 2009, p. 513, obs. J-P. MARGUENAUD ; JCP G., 2008, I. 167, chron. F. SUDRE ; RTD Civ., 2008, p. 459, obs. J. HAUSER
166 Jean-Pierre MARGUENAUD, « L’affaire Burden ou l’humiliation de la fratrie », art. cit.
167 Jean HAUSER, « Pacs et concubinage : liberté, égalité, mais pas de fraternité ! », art. cit.
168 Gérard CORNU, Droit civil. La famille, Domat (Droit privé), 9e éd., 2006, n° 75, p. 162
169 Monique BUISSON, La fratrie, creuset des paradoxes, L’Harmattan, 2003, p.59
170 Véronique DAVID-BALESTRIERO, « L’unité de la fratrie », art. cit.
171 Sophie DEVILLE, Marc NICOD, Réserve héréditaire-Réduction des libéralités, Répertoire Dalloz, 2012, n° 4
172 Cons. const., n° 2012-249 QPC, 16 mai 2012 ; Constitutions, 2012, p. 474, chron. X. BIOY, E. RIAL-SEBBAG ; RDSS, 2012, p. 851, obs. P. LOHEAC-DERBOULLLE
173 A l’inverse, en ligne directe, l’égalité entre enfants à naître et nés est strictement garantie. Ainsi, un enfant né après que ses frères ont représenté leur auteur commun indigne ou renonçant à la succession d’un ascendant pourrait obtenir au décès de cet auteur la part à laquelle il aurait eu droit s’il était né à la date de la représentation (C.civ., art. 754).
174 Philippe CAILLE, « Fratries sans fraternité », art. cit., p. 13