Nous avons vu la manière dont le film intégrait le spectateur dans la fiction, surtout la capacité qu’il pouvait avoir à l’intégrer sans pour autant essayer de lui faire quitter sa place ; la conscience de cette position étant favorable à la bonne évolution du film. Il est maintenant nécessaire de déployer les notions abordées jusqu’alors pour voir à quel point la caméra se proclame dans l’ensemble de ces processus, créant ainsi un point de vue inhabituel et remarquable. Point de vue entendu comme agencement d’un regard et d’un savoir, d’une ocularisation et d’une focalisation. Tout d’abord, François Jost traite de l’ocularisation afin d’établir un ordre dans les schémas de vision :
Pour caractériser la relation entre ce que la caméra montre et ce que le héros est sensé voir, je propose de parler d’ocularisation : ce terme a en effet l’avantage d’évoquer l’oculaire et l’oeil qui y regarde le champ que va ” prendre ” la caméra. Quand celle-ci semblera être à la place de l’oeil du personnage, je parlerai d’ocularisation interne ; lorsque, à l’inverse, elle semblera être placée en dehors de lui, j’utiliserai l’expression ocularisation zéro.(40)
En ces termes, le spectateur se rapproche plus ou moins de la vision du personnage, sans pour autant que l’on puisse établir un rapport de savoir direct à cette modalité ; la vision n’est pas le savoir, du moins dans l’immédiat. Car plus on se rapproche du regard d’un personnage, plus on sait comme lui, mais on ne sait pas forcément plus de chose ou de manière similaire. Néanmoins, dans les deux cas que Jost présente, la caméra ne vaut pas pour une instance interne au récit, elle n’est pas un personnage mais un narrateur, et nous avons depuis longtemps amorcé le fait que la caméra serait à considérer comme un personnage à part entière. Elle ne vaut plus comme la fiction d’un regard, et si ocularisation interne il doit y avoir c’est dans l’hypothèse où la caméra affirmerait tout simplement ce qu’elle voit, sans faire de distinction entre ce qu’elle montre et ce qu’elle raconte (il n’y a rien d’autre à savoir que ce que l’on voit). Nous sommes pleinement concentrés sur ce que la caméra est amenée à savoir, c’est sur elle que le récit se focalise : « Je conserverai le terme de focalisation pour désigner ce que sait le personnage (malgré l’ambiguïté de ce terme qui, en matière de cinéma, connote le choix de la focale) »(41). Traitant du point de vue cognitif adopté par le récit, cette focalisation peut être de trois sortes : zéro (narrateur omniscient et extérieur), interne (vision par : plan subjectif ou semi-subjectif) ou externe (le spectateur en sait moins que les personnages). Le processus qui nous concerne déconstruit justement le domaine de focalisation interne.
D’une part, le plan semi-subjectif devient hasardeux car lorsque le porteur est dans le champ, c’est souvent pour regarder l’objectif et donc avoir un regard antagoniste au nôtre. Lorsqu’il est dans le champ mais ne regarde pas la caméra, c’est que celle-ci lui a échappé (Chute de la caméra) et donc qu’elle ne parvient justement plus à le suivre. Dans de rares cas de Caméra écartée une semi-subjectivité peut se mettre en place, sauf que le sentiment de désaffectation est bien trop fort pour que l’on puisse encore se rattacher au protagoniste.
D’autre part, le plan subjectif est quant à lui bien incommode, puisque même si cette subjectivité est rapportée à un protagoniste humain nous ne savons pas pour autant ce qu’il pense, et dans le cas présent, nous ne voyons pas ce qu’il voit, mais ce qu’il va voir : celui-ci se trouve non pas devant mais derrière nous. Nous ne voyons pas avant lui car il s’agit d’un temps différé, mais nous visualisons l’image à l’instant où elle se crée et pas au moment où elle se donne à voir (à travers l’appareil). Notre point de vue est interne au dispositif de captation comme espace « habitable » ; il s’agit d’un plan extra-subjectif, le regard ne s’exerce plus « par » ou « à travers » mais « dans ». Le plan neutre devient impossible puisque nous voyons et savons toujours à partir du point de vue d’un personnage (la caméra) et plus seulement par celui d’une caméra-oeil où le « regard subjectif du personnage s’exerce non pas directement mais à travers l’objectif d’une caméra, amateur ou pro »(42). Notre regard de spectateur ne trouve plus sa place dans les éléments extérieurs à l’appareil de captation, il s’organise uniquement par lui, il se constitue depuis et dans l’« en-deçà ».
Marc Vernet remarque au sujet des hors-champs que : « Les cinq autres (= les 4 côtés + l’ ” arrière “), sont des prolongements de la diégèse, alors que l’en-deçà, le ” devant ” de l’écran, est un vide, un non-lieu. Mais il arrive aussi que ce trou béant soit clairement désigné, voire lourdement peuplé, quand un personnage-regardeur l’investit et lui donne densité »(43). Notre regard, rattaché à celui de la caméra, se constitue dans cette zone invisible dont les limites entre elle et le monde sont constitués par l’optique de l’appareil et s’étendent jusqu’à l’écran sur lequel est diffusé le film. C’est dans cet en-deçà que se crée et que surgit l’image, de telle sorte que le point de vue ne se constitue plus dans le champ, mais en dehors de lui : « Avec l’en-deçà, la vision traditionnelle des choses se trouve, d’une certaine façon, inversée, puisque c’est le champ qui nous « tire » vers le hors-champ et qui fait exister son regardeur »(44). Cet en-deçà trouve consistance dans la diégèse au fur et à mesure que les protagonistes interagissent avec la caméra, et qu’ils la désignent comme un corps présent et indépendant ; dans le sens où l’ocularisation et la focalisation ne se rapportent à personne d’autre qu’à elle. Le regardeur que cet espace fait exister, c’est la caméra, appelée si ce n’est à devenir le personnage central du film, celui par lequel se constitue un point de vue unique.
Comment alors parler de cette individualité ? Certes ces images ne peuvent plus être considérées comme objectives, dans la mesure où leur orientation procède directement de la caméra, dans un mode assuré d’ocularisation et de focalisation interne, mais Christian Metz précise que : « L’image subjective n’aurait pas grand-chose de subjectif, car elle ne nous apprend rien sur le personnage qui regarde ; elle le réduit, au contraire, à un pur regard. L’identification du spectateur au personnage-regardeur est purement spatiale, et non psychologique, affective ou humaine »(45). Pourtant cette subjectivité s’avère valable non pas en ce qu’elle permettrait l’identification à un personnage-regardeur, mais justement par le rejet de cette position : cette subjectivité-caméra existe bel et bien, puisque ce n’est pas le point de vue de quelqu’un d’autre qu’elle, et que ce corps n’est pas le nôtre.
C’est dans le rejet de corps physiques extérieurs que l’appareil peut constituer une intériorité valable pour elle-même. Pas besoin de s’identifier au personnage pour s’attacher à son regard, et c’est au final en ressentant ces images comme objectives que le film parvient à piéger le spectateur. Et si ce dernier considère qu’il s’agit de la subjectivité d’un autre personnage, réduisant la distance entre son regard et celui de l’énonciation, il pourrait être amené à considérer l’image subjective comme relevant d’une vision physique et non d’un mécanisme intérieur. Alors que persister dans l’en-deçà, ne pas s’intégrer physiquement au champ (le reflet dans le miroir de la caméra n’est pas le reflet du lieu où se crée l’image), c’est avant tout montrer que cette vision n’est pas totalement physique et qu’elle relève de l’intériorité de l’appareil. En cela, et du fait que notre vision ne s’arrête pas devant l’objectif de la caméra, il n’y a pas de distance entre ce qu’elle voit et ce qu’elle sait. La focalisation prend ainsi le pas sur l’ocularisation, car même si l’un et l’autre de ces processus sont liés, l’image ne vaut plus simplement comme le reflet de quelque chose de perçu, mais comme le résidu d’un évènement que la caméra a ancrée en elle : l’image comme l’impression de cette connaissance.
Cette subjectivité-caméra est authentique, car l’appareil devient enfin le sujet, l’élément central, tout autant du point de vue de la narration que de la mise en scène. D’autant que dans les cas de subjectivité normalement envisagés, on ne voit jamais vraiment dans les yeux d’un personnage (puisque celui-ci s’avère toujours être la caméra). Et c’est le fait que cette dernière ne puisse conserver sa neutralité, que cette partialité soit en mesure de se faire valoir comme une intervention qui différencie notre corpus de n’importe quels autres films, où la aussi nous voyons l’image enregistrée en elle. Ici, la confusion entre subjectif et focalisation est d’abord provoquée par le dispositif de tournage et le fait que le regard adopté semble être celui du porteur. La caméra subjective communément définie paraît se vérifier : « Image ou série d’images rapportées au point de vue physique d’un personnage, vu par ses yeux. Ne pas confondre avec une image mentale ou onirique, qui présente une vision intérieure virtuelle, le rêve d’un personnage »(46). Les images qui suivent sont à cet égard particulièrement instructives, car si la première rend bien compte de cette tension liée à la subjectivité, elles viennent immédiatement déconstruire cet effet.
REC : Pablo utilise la caméra pour voir dans le noir et retrouver Angela
Diary of the Dead : un caméraman prend soin de son matériel
The Blair Witch Project : le testament d’Heather se fait en gros plan
Bien que cette première illustration soit, par l’intégration d’une partie du corps de celui qui filme, susceptible de nous faire croire que l’on voit par les yeux d’un protagoniste, il reste improbable de renvoyer l’utilisation du Night Shot à la vision physique d’un personnage. Ensuite, même si des adresses renvoient à la présence de la caméra, certaines actions des porteurs ne laissent aucun doute quant à cette compagnie. Le geste de nettoyer l’écran insiste en plus sur le fait que notre point de vue se constitue bien derrière l’objectif, certifiant que ce qui est perçu ne l’est pas grâce à une vision « par » mais une vision « dans ». Notre dernier exemple va un peu plus loin. En effet, c’est le film qui affiche lui-même l’existence de cette particularité, comme subjectivité autonome, sans qu’une intervention extérieure ne vienne suppléer cette tâche. Elle montre que le porteur est là tout près et n’est donc pas derrière elle.
Et même si l’appareil reste toujours dans ses mains, cette manifestation s’amorce comme un cri en notre direction : « Voyez cet oeil qui n’est pas le mien, qui n’est pas le vôtre, qui ne vous montre rien ». Enfin, la définition de la caméra subjective avancée ne considère pas ce point de vue au-delà de la simple vision physique, de telle sorte que l’image ainsi créée ne puisse être la preuve d’une intériorité ou d’un autre phénomène mental. Alors qu’ici, elle se rapporte bien au point de vue d’un personnage, à une image intérieure, nous irions jusqu’à dire mentale, la focalisation prenant ainsi l’ascendant sur l’ocularisation. En d’autres termes, préférer le terme de focalisation à celui de subjectivité, c’est prendre en compte que le phénomène de vision n’est pas qu’une modalité physique.
Dans son rapport au monde, la machine peut dépasser sa simple matérialité et faire valoir une représentation intériorisée des choses. En cela, la focalisation caméra s’exécute, et nous retiendrons cette définition, lorsque la vision du monde engendre un savoir machinique intime et particulier, une mémoire dont l’image est le fruit. Relative à l’existence de la caméra dans la diégèse et à ce que Jost présente de la focalisation, cette définition affirme que l’important ne réside plus dans ce que les autres protagonistes sont censés voir ou savoir. Ce qui compte, c’est que ce que l’on voit tient bien de la relation empirique de l’appareil au monde tel qu’il le perçoit ; l’image devenant la preuve de l’intériorisation de cette vision, mais plus de la vision elle-même (comme peut l’être la caméra subjective). Jean Epstein affirmait que la caméra avait les capacités nécessaires pour devenir une véritable machine à penser :
Par ce pouvoir d’effectuer des combinaisons diverses, pour purement mécanique qu’il soit, le cinématographe se montre être plus que l’instrument de remplacement ou d’extension d’un ou même de plusieurs organes des sens ; par ce pouvoir qui est l’une des caractéristiques fondamentales de toute activité intellectuelle chez les êtres vivants, le cinématographe apparaît comme un succédané, une annexe de l’organe où généralement on situe la faculté qui coordonne les perceptions, c’est-à-dire du cerveau, principal siège supposé de l’intelligence.(47)
Ainsi, l’incarnation produite et offerte au spectateur n’est plus le fait direct de cette vision, mais le résultat d’une interprétation, d’une possible intériorisation des évènements. Une activité « mentale » qui pourrait conduire à une forme de pensée, même si la passivité de cette conscience n’affirme qu’une altérité par rapport au mode de réflexion humain. Ce n’est pas qu’il n’y ait pas de conscience dans l’appareil, c’est que cette conscience apparaît vide, ou encore, problématique, énigmatique. Ce qui est sûr, c’est que le pouvoir de la mémoire devient effectif, du fait du found footage et de la considération du simulacre comme souvenir.
Ce que permet la fiction, c’est d’intégrer ses souvenirs à une machine qui habituellement n’oublie pas mais ne pense pas qu’elle se souvient. En plus de cela, cette mémoire ne s’apparente plus à un ensemble d’impressions accolées les unes aux autres (The Blair Witch Project est le seul à utiliser une caméra à pellicule). L’image ce n’est plus le photogramme, le fragment d’un monde de toute façon irreprésentable, c’est ce qui fait partie du flux d’informations numériques, de la même manière que la masse des souvenirs aurait bien du mal à s’apparenter à un corps en fonction. En cela, l’activité de la caméra serait bien plus proche de celle de l’esprit, avec pour matière intellectuelle des vues et des sons composant une image qui ne reste que l’extrait d’une mémoire plus globale et en fonction.
Cloverfield est sur ce point tout à fait représentatif. Alors que les amis de Rob tournent un film pour son départ (Film 2), ils se rendent compte qu’ils enregistrent sur une cassette qui n’était pas vierge. Les images déjà présentes (Film 1) retracent le weekend de Rob et de sa petite amie Beth et sont le seul souvenir de ces quelques jours passés ensemble. Pour autant, les protagonistes ne vont pas seulement effacer ces images au fur et à mesure qu’ils enregistrent par-dessus. En effet, la fiction est réalisée de telle manière que l’on voit la cassette sans que celle-ci ne soit remaniée, de la première à la dernière seconde, avec un passage régulier entre les images de l’une ou l’autre des deux couches. Les informations relatives à la catastrophe sont donc ponctuées par de cours instants relatant la vie amoureuse du jeune couple.
Mais alors comment se fait-il que l’on ait accès à ces images ? À quel moment interviennent-elles ? La plupart du temps, les « souvenirs » du jeune couple émergent lorsque les protagonistes de la catastrophe décident ou sont obligés d’arrêter l’enregistrement en cours (pour faire une pause, montrer des images, ou tout simplement lorsque la caméra se coupe par accident). On comprend alors que lorsque l’on voit les images du Film 1, c’est que l’enregistrement du Film 2 s’est arrêté et qu’une partie de la bande n’est pas réécrite. Mais que cela soit dans le cas où le porteur rembobine la cassette (pour montrer des images aux autres), qu’il mette en pause ou coupe la caméra avant de filmer à nouveau, il paraît impossible d’avoir accès aux images de Rob et Beth.
À moins que le protagoniste qui gère la caméra fasse l’effort d’avancer la bande avant de tourner à nouveau ; hypothèse ridicule compte tenu de la précipitation dans laquelle se trouvent les personnages. Les séquences du Film 1 ouvrent et ferment la fiction, englobent le phénomène monstrueux comme si cela donnait aux protagonistes la force de se battre ; Rob va chercher Beth, comme si le souvenir de ces merveilleux moments l’obligeait à se dépasser. Comme si la caméra cherchait à protéger les souvenirs de son premier porteur, ses souvenirs à elle aussi, et qu’elle empêchait l’effacement de données indispensables. Contrairement à REC où le rembobinage de la cassette apparaît à l’écran (manière de faire comprendre que l’on voit précisément ce que voit la caméra, non plus ce qu’elle enregistre), ici le rembobinage fait surgir un de ses moments passés.
Chercher dans la mémoire de la caméra refera toujours apparaître des images, l’important étant de savoir quelles images sont conservées et pour quelles raisons. Cette mémoire émerge en prenant le peu de place disponible, comme une expiration qui tente de renverser le film en cours pour montrer que derrière la mort (Film 2) il y a eu de la vie (Film 1) et que pour cela il faut continuer à se battre. Comme s’il s’agissait de revoir les beaux moments de sa vie avant de mourir, comme si la caméra elle-même avait un flash de ses instants vécus (notamment lors du crash de l’hélicoptère) : « J’ai vu ma vie défiler devant mes yeux ». Et c’est le temps de cette vie qu’il est nécessaire de soulever, comme le prouve la présence de la date sur les images du Film 1 alors que sur celles du Film 2 elle tend à disparaître. Ce qui prévaut dans Cloverfield, ce n’est pas de voir le monstre, mais de voir ce qu’il a anéanti, c’est cela que tente de protéger et de faire valoir la caméra. Les évènements extérieurs ne parviendront jamais à atteindre ce que l’on est à l’intérieur, et c’est dans la protection de ses images « mentales » que l’on peut survivre, ou au moins porter ce qui mérite de survivre.
Mais la caméra ne semble pas toujours apte à gouverner ces images. C’est de cette manière que le présente d’ailleurs REC² (Jaume Balagueró et Paco Plaza, 2009), à la toute fin du film. Alors que l’on apprend que la journaliste survivante (celle présente dans le premier opus) est en réalité possédée, celle-ci va tenter de s’échapper pour répandre le mal à l’extérieur de l’immeuble. Elle utilise ainsi la voix d’un homme décédé pour que des secours viennent sauver la jeune fille encore en vie (elle donc).
Mais la personne qui lui répond semble méfiante et demande « Comment a-t-elle pu survivre ? ». Un simple regard du « monstre » vers l’objectif entraînera la résurgence de certaines images (en l’occurrence une séquence qui fait directement suite au premier opus). On apprend que la jeune femme n’est pas morte mais qu’une bête est rentrée à l’intérieur d’elle pour la posséder.
Par cette intervention démoniaque, la caméra fait renaitre, ressurgir un temps oublié qu’elle a conservé dans sa mémoire, dans un brouillage qui ne laisse aucun doute quant à la nature de l’agression. Le flash-back, l’ordonnance des temps, est entièrement construit par le fait qu’une mémoire qui semblait nous manquer puisse surgir de cette intériorité, la faisant ainsi apparaître dans une continuité qui n’est plus celle mise en place par la fiction.
Avec une intériorité souple et variable, la caméra ne permet pas de fixer une pensée mais d’amener par l’agencement des images enregistrées, une perspective particulière de l’observation du monde qui a été faite et au terme duquel un raisonnement à été produit. Le monde pénètre dans l’appareil et n’a donc plus rien d’objectif (intériorisation) et l’image produite est appelée à s’extérioriser. Les films du corpus (The Blair Witch Project et Chronicle sont à cet égard moins développés) gardent un certain nombre de traces de ce passage en profondeur.
Diary of the Dead : entre certaines images d’autres images
Cloverfield : avant que le film ne commence, une image (mire)
Diary of the Dead : la batterie de la caméra est à plat
REC : le fameux retour en arrière
Paranormal Activity : première nuit enregistrée pour Micah et Katie
À de nombreuses reprises, nous sommes face à des vues ou à des sonorités (sons qui accompagnent les coupures ou le rembobinage) qui ne sont pas des signes, qui ne représentent rien, si ce n’est la nature même de l’image. Rien dans le sens où elles ne renvoient pas à un référent réel, mais ces images (notamment la mire de Cloverfield) ont une signification et une utilité, qui appartiennent à un certain langage technique audiovisuel. Toutes ces coupures, ces moments de non-captation où des écrans noirs (REC) ou bleus viennent montrer justement que l’on ne filme rien, mais que ce vide lui aussi à le droit à une image. Ces vides assurent qu’il se passe quelque chose à l’intérieur, puisque même si à l’extérieur on ne filme plus ou qu’un évènement vient compromettre cet enregistrement, il y a toujours une image qui se crée.
Ces ruptures interviennent comme une pause, l’image revenant à elle-même pour se protéger des évènements extérieurs, ou bien pour faire valoir une absence qui serait la trace d’un souvenir, qu’il était préférable d’effacer. Dans Diary of the Dead, ces interruptions prouvent à quel point même en montant un film, on ne peut pas aller à l’encontre d’éléments intérieurs que l’on tente de réduire. Il reste toujours quelque chose qui nous dépasse, des cicatrices que l’on ne peut retirer (de même que le retour en arrière dans REC n’est pas enregistré tel quel sur la bande, comme si la caméra se souvenait des demandes du porteur, qu’elle était marquée par une action et non par une vision).
Ces plans qui caractérisent une présence intérieure se voient complétés par d’autres informations, notamment ce plan, où un voyant rouge indique que la batterie de la caméra est en train de se vider (ce genre de données ne sont pas enregistrables à l’accoutumée). Bien sûr le protagoniste le voit lui, puisque la caméra expose cette urgence, mais l’image qui en ressort est marquée par cette même urgence à tel point que ce que l’on voit n’est plus l’image captée, mais l’image communiquée par une intériorité toute particulière.
Enfin, l’heure affichée marque le passage d’un état particulier à un autre (on vient de le voir dans Cloverfield) et cela s’avère juste aussi dans Paranormal Activity. Même s’il n’est pas rare de voir un compteur sur les films de famille, ici il n’est présent que lorsque l’ordinateur est branché en Firewire, alors que s’affiche une date pour marquer l’avancée de leurs chroniques nocturnes. Bien que cette dernière donnée reste la preuve d’un montage extérieur, le compteur n’étant pas tout le temps présent il ne peut être considéré comme l’affirmation d’un enregistrement. Cette donnée temporaire et temporelle marque encore une vision « dans » la caméra, mais surtout la capacité de l’appareil à signifier l’importance des marqueurs internes du temps.
En cela, l’accéléré qui survient toutes les nuits n’est pas plus la marque d’un montage extérieur que la transcription d’un temps, d’une action intégrée par la caméra de manière adéquate. Est-ce que l’image a été accélérée et donc fait avancer le compteur, ou est-ce que la caméra avance le compteur pour faire précipiter ce temps si particulier ? Comme si la gestion des manifestations intérieures pouvait induire la transformation du monde extérieur. L’image pourrait altérer la vision du monde mais pourrait-elle ébranler le monde lui-même, de telle sorte que traiter du réel à partir d’une subjectivité favoriserait l’agencement fantastique, la transformation du monde perçu.
40 François Jost, L’oeil-caméra : Entre film et roman, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, coll. Regards et Ecoutes, 1987, 2ième édition 1989, p. 22.
41 Ibid.
42 François Niney, op. cit., p. 85-86.
43 Christian Metz. L’énonciation impersonnelle, ou le site du film, Paris, Méridiens Klincksieck, 1991, p. 127.
44 Ibid. p128.
45 Christian Metz, op. cit., p.129.
46 Joël Magny. Le point de vue : de la vision du cinéaste au regard du spectateur, Paris, Editions Cahiers du cinéma, coll. Les petits Cahiers, 2001, p. 86-87.
47 Jean Epstein. L’Intelligence d’une machine, Paris, Editions Jacques Melot, 1946, p. 150.
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