L’horreur s’évertue évidemment à jouer de la confusion du spectateur entre la réalité et la représentation (d’où l’importance d’utiliser une forme connue et qui pousse au partage de l’intimité), mais cette confusion n’est ni univoque ni tout à fait singulière. Films d’horreur entièrement tournés vers le style amateur, ils n’innovent pas tant du point de vue des procédés de création de la peur (multiplicité des points de vue, vision à la première personne, esthétique de la maladresse, etc.) que de celui de la manière avec laquelle l’image parvient à s’intégrer dans le processus horrifique. Sur ce point la distinction que fait Eric Dufour entre le cinéma fantastique et le cinéma d’horreur est éclairante :
L’horreur se caractérise par la suspension de l’action au profit d’une situation bloquée qui demeure la même du début à la fin. Dans le cinéma traditionnel et donc aussi le cinéma fantastique : la situation initiale est modifiée par l’action des protagonistes qui engendre une nouvelle situation, de sorte qu’il y a une progression et que le point d’arrivée ne ressemble plus du tout au point de départ. (48)
Il semble pourtant se mettre en place une double déviation. Effectivement, la situation initiale des films est altérée, obligeant les protagonistes à faire face à la transformation de leur intimité, de leur monde. Celui-ci n’est pas le même au moment où la caméra commence à tourner et à l’instant où elle s’arrête ; emportant la plupart du temps le porteur dans cette extinction. Sauf que cette position finale est parfaitement connue, et ce, dès le départ : les protagonistes que nous allons voir sont mort. La situation est donc bloquée du début à la fin dans un sens plus complexe que celui présenté par Dufour ; le point de départ du film est aussi son point d’arrivée, avant même que celui-ci ne commence.
Si l’issue du film est fixée et ne suppose pas de remaniement, c’est uniquement dans la connaissance que l’on a de la nature de l’image, du procédé found footage ; la situation n’est donc pas bloquée en soit mais en amont. Il n’y a pas de suspension d’action à proprement parler (les protagonistes ont une évolution certaine dans la diégèse), mais une action présentée comme inutile, puisque les personnages sont condamnés par l’image et par le simple fait de son existence.
Si le fantastique est bien dans le film, dans l’histoire présentée, l’horreur elle, se tient au coeur même de l’image. Cette dernière ne permettant pas le retour à la vie de Rob, Jason ou des autres, mais l’apparition d’un fantôme, et le souvenir de sa mort. En d’autres termes, et le procédé du found footage en est le principal agent, ces films ne peuvent montrer des vivants ; ils ne montrent que des fantômes, des personnes mortes dans un temps mort. La vocation du cinéma est unique, il « filme la mort au travail » affirmait Jean Cocteau, il montre le long et interminable dépérissement du vivant, là où les tranches de vie deviennent des tranches de mort. Il devient impossible de maintenir des choses en vie, cependant les ressusciter ce n’est pas les faire revivre mais montrer leur absence, et ainsi toujours porter le deuil. Mais ce qui reste primordial ici, est de bien faire la distinction entre résurrection et remémoration car : « Dans la Chambre claire, Roland Barthes affirme que la question clé des images ne réside pas dans le fait de se remémorer le passé, puisqu’elles ne restituent pas ce qui est annulé, mais plutôt de ce qui a été vu dans ce passé »(49). L’image ne restitue-t-elle que l’image ? Ne mémorise-t-elle que ce qui est visible ?
En tout cas, la facilité avec laquelle elle rend la mort visible, et la connaissance de cette vision est construite comme une promesse qui fait tendre vers un fétichisme bien particulier : on va savoir ce que c’est que mourir. La volonté d’échapper à sa disparition (c’est le complexe de la momie d’André Bazin) n’est plus que le désir d’amateurs qui filment une mort à laquelle ils ne pourront pas échapper ; le cinéma appelle et construit cette disparition, tout autant que la faculté de l’image à être retrouvée. De ce fait, le deuil est au coeur du système de captation, non plus parce que l’on voit ce qui n’est plus ou ne sera plus, mais parce que l’image même que l’on récupère est le résidu de cette disparition.
Quelle nécessité y a-t-il vraiment à continuer de tourner ? Heather l’a bien compris, elle continue à faire son film contre l’avis de ses camarades car c’est tout ce qui lui reste, elle se raccroche à l’image pour ne pas disparaître. Il faut vivre pour filmer, c’est indéniable, mais ici il faut avant tout filmer pour vivre, pour échapper au mal de celui qui reste aveugle. Voir pour survivre, pour annexer le phénomène mais surtout pour continuer à avoir conscience de nôtre propre existence quitte à mettre le groupe en danger pour accéder à ces preuves : « On va tous mourir à cause de ta putain de vidéo » (REC²). Car ce que ne comprend pas celui qui filme, c’est que c’est en continuant de tourner qu’il court à sa perte (et très certainement que c’est en commençant à filmer que le phénomène surgit). Ainsi, la captation est une activité bien moins ouverte sur le monde qu’a priori, puisque le protagoniste s’enferme dans cette image qu’il tente d’avoir, pour être sûr d’y être encore pleinement inscrit (c’est ce que l’on à vu en traitant des « spectateurs du monde »)(50).
Chronicle montre bien comment la caméra n’est pas un instrument de socialisation, Andrew se renfermant dans les images qu’il filme puisqu’il ne parvient pas à vivre parmi les autres. Il utilise la caméra comme « un dispositif de défense posé entre soi et les autres qui permet de ne jamais être dans le même cadre qu’eux, ou comme une prothèse : filmer au lieu de vivre »(51). Ou plutôt vivre sur le mode de l’image, et dans ce cas, c’est en se voyant vivre ou en voyant sa vie que l’on se persuade de son existence. Cependant, cette formule induit toujours la mort de son sujet. Les personnages veulent utiliser la captation pour devenir immortels, ou au moins survivre, mais il est nécessaire pour le film de « tuer » son sujet pour en imprimer sa force vitale (c’est seulement ainsi que l’image conserve) : « Si les images des films ont une âme, c’est que ceux qu’elles ont captés ont donné la leur dans l’opération »(52).
Si l’horreur tient à la nature de l’image, c’est parce qu’elle est l’évidence d’un trépas mais surtout parce que si elle a pu être vivante un jour, ce fut au détriment de quelqu’un ; c’est ce que l’on perçoit de manière un peu spectaculaire dans The River, où l’âme d’une personne est distinctement absorbée par un appareil en train de filmer. Ce qui résiste dans la caméra, se sont les souvenirs mis en forme et la vie emmagasinée. Ce qu’elle redonne de cette mémoire (la remémoration) c’est le contenu des images, ce qu’elle redonne de cette vie (résurrection) ce sont les images elle-même. C’est le sujet de Ring d’Hideo Nakata sorti en 1997, avec une image qui parvient à prendre vie au fur et à mesure que décèdent ses spectateurs.
Ces dernières ne sont pas vivantes en soi, elles ont besoin de cette vitalité pour se former, elles sont le résidu d’une autre extinction, car retrouver une mémoire c’est « déterrer » une caméra (au sens propre dans Chronicle). Alors que dans les films d’horreur classiques, la victime est celui qui ne sait pas voir, ici, celui qui meurt c’est celui qui cherche à visionner et qui voit. Éprouvant ainsi le mal qui est dans l’image, il ne s’agit plus simplement de mourir de voir, mais mourir de ne pas avoir su fermer les yeux, d’avoir cherché à voir pour vivre et d’avoir trop vu.
Trop voir ou pas assez, c’est tout le problème de ces jeunes qui ne parviennent pas à aller au bout de leur entreprise : « j’ai peur de fermer les yeux, j’ai peur de les ouvrir » affirme Heather qui se retrouve dans une situation bien délicate. Continuer à ouvrir les yeux pour avancer, au risque de tomber nez à nez avec l’horreur, ou fermer les yeux, rester dans le coin du mur, laisser l’horreur venir à soi et mourir. Pour montrer à quel point la mort les préoccupe et comment l’image prend en compte cette implication, les films prennent toujours à un moment le fil testamentaire. Le protagoniste sait qu’il va mourir ou est conscient du danger qui le guette ; nous prévenant ainsi que « si c’est la dernière chose que vous voyez, c’est que je suis mort » (Cloverfield). Même s’il n’y pas de testament direct (celui-ci clos Cloverfield, Diary of the Dead, The Blair Witch Project et sous une certaine forme Chronicle et REC), il s’agit d’un acte, presque d’une forme qui rempli le film de bout en bout.
Faire l’état d’une vie soumise à l’apparition d’un phénomène qui, véridique ou supposé, prend le pas sur son existence, c’est prendre conscience de sa possible disparition. Ces mock-documentary portent au plus loin le travail d’introspection, car si l’on ne parvient pas à rester en vie, il ne reste plus qu’une seule chose à faire : « Dis-leur juste qui tu es » (c’est ce que propose Rob à Beth) ; pour que les autres continuent à nous faire vivre, plus que pour leur apporter quelque chose de notre monde. Si on ne parvient pas à rester en vie, peut-être que quelqu’un d’autre y arrivera, qu’il soit caméra, image, ou autre spectateur. Cette illusion, cette urgence d’existence s’amplifie et la caméra l’amorce tout autant qu’elle l’accompagne.
En effet, bien que l’on ait vu à maintes reprises la possibilité que la caméra avait de se détacher de son porteur, elle ne coupe pas totalement les liens avec celui-ci. Surtout que son intériorité ne se construit que par ce qu’elle capte de ce qui lui est extérieur, la vie qu’aspire la caméra n’étant pas sans conséquence sur les modalités de captation. La création d’une image, élément intérieur puis extérieur, n’est plus la simple représentation des éléments mais leur intégration.
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On pourrait percevoir ces effets comme la simple réitération de l’état du porteur, et donc se dire que l’image met en forme la subjectivité de ce dernier. Mais cela ne serait pas prendre acte du détachement de la caméra tout autant que dans ce type de situation (Chute de la caméra et Caméra écartée), personne n’est censé intervenir sur le plan, de telle sorte qu’il est la transcription pure et simple de la manière dont la caméra perçoit l’évènement. Ces décadrages paraissent assez simples au premier abord, comme s’ils marquaient le fait que le protagoniste, compte tenu de son état, avait posé l’appareil en désordre.
Comme s’ils étaient la preuve que l’esthétique de la maladresse place le cadrage au second plan (en apparence). En réalité, la plupart de ces plans commencent ainsi, sans personne derrière la caméra, comme si cet instant était capté à leurs dépens. De ce fait, ce décadrage n’est pas tant le signe d’un état que la traduction produite par la caméra, une fois cette vision transformée en image : un reflet qui ne serait pas le monde mais son interprétation.
Dans les deux premiers cas, la caméra intègre l’état des personnages qui sont dans le champ, cette altération étant d’ordre mental (avant tout). Ce que la caméra capte, ce que l’image, signe de son intériorité, représente, c’est le trouble psychologique dans lequel s’isolent ceux qui sont filmés. Dans cette optique, le décadrage est le résultat d’une interprétation amenant au fait que la mise en scène (cadrage) comme le montage (cut brutal et flash-back) seraient de l’ordre du spirituel. Chronicle est entièrement tourné vers cette question. Après avoir été témoins d’un phénomène étrange, Andrew et ses acolytes obtiennent des pouvoirs télékinésiques(53). Suite à l’acquisition d’une nouvelle caméra, la dernière étant restée dans la grotte (une nouvelle caméra pour une nouvelle vie), Andrew commence à utiliser ses pouvoirs sur l’appareil.
Celui-ci le suit désormais dans ses péripéties sans qu’il n’ait besoin de se tenir derrière l’objectif. La mise en scène de sa vie passe par la force de son esprit, amenant un lien entre l’appareil et le protagoniste de l’ordre de l’immatériel ; elle devient un phénomène fantastique à part entière. Si au début Andrew semble gérer complètement les actions de la machine, son intervention est de plus en plus imperceptible avant de devenir complètement invisible. Auparavant, la caméra était devant ou en face de lui et il la dirigeait avec la main. Dorénavant, elle le suit dans ses déplacements et se tient derrière lui, comme pour un plan semi-subjectif, et se détache de son regard de manière parfois impromptue. Ces mouvements particulièrement complexes sont effectués sans même qu’Andrew ne regarde l’appareil (peut-il voir l’image dans son esprit ?).
De plus, ceci s’effectue avec une telle fluidité, même dans des moments de pression intense (braquage de la station, bagarre, etc.) qu’il semblerait qu’il n’est même plus besoin de la diriger, comme si la mise en scène se faisait d’elle-même. Sauf que désormais, ce qu’il y a dans la caméra, c’est un peu de lui, les pensées projetées dans l’appareil prenant une autonomie certaine. Une part non négligeable de sa conscience, qui dans le flux d’image que constitue le film engendre la prise d’indépendance de certains appareils de captation : alors qu’il est sur son lit d’hôpital, inconscient, la caméra qui est en face de lui opère un très léger zoom avant.
Le découpage des plans dans la durée ou dans l’espace pourrait être une capacité interne à l’appareil et relative à une pensée. La caméra ne récupère pas seulement du protagoniste une portion de sa vitalité physique, énergie nécessaire pour créer l’image, elle saisit une partie de ses facultés psychiques, puissance essentielle pour modeler l’image. Mais cela va encore plus loin. Car si Andrew administre une partie de ses capacités psychiques dans la caméra, celle-ci parvient à utiliser cette « énergie » comme un ensemble d’informations lui permettant deux choses : la possibilité de prendre le contrôle d’elle-même, tout en restant fidèle à son porteur (on ne sait plus très bien si c’est toujours Andrew qui dirige la caméra), et la capacité de constituer une mémoire à partir de cette énergie.
Ainsi, la plongée zénithale effectuée alors qu’Andrew retourne sur les lieux où la première caméra est enterrée ne tient pas tant à la volonté du jeune homme de mettre en scène son désarroi qu’à une position effective de l’appareil. Si la caméra se tient ainsi à distance, c’est que la mémoire qu’elle a reconstruite de cette force spirituelle lui indique qu’il s’agit de la tombe d’une autre machine, que c’est un endroit dangereux pour « elle ».
Preuve que la caméra se détache partiellement de son porteur, de la puissance qu’il lui a donné. Il la regarde en l’air d’ailleurs, semblant se demander ce qu’elle peut bien faire là.
Dans les cas extrêmes, le décadrage est la marque d’un évènement bien plus grave et qui n’est pas forcément intègre au champ : la mort du porteur. Passage obligé dans ces fictions où celui qui voit est destiné à mourir, ce qui importe ici, c’est de se rendre compte que la vie physique de la caméra est calquée sur celle de son porteur et que pourtant sans ce corps, elle continue à vivre, avec ses propres moyens. Et parfois, cet état partagé, intégré, peut être complété par une toute autre profondeur relative à l’appareil.
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Accompagnant les mésaventures de son porteur, elle peut-être amenée à assimiler son état de manière un peu plus sensible, pénétrant peu à peu vers cette profondeur que l’on tente de cerner. Dans Chronicle, alors qu’Andrew et sa caméra sont rejetés de la soirée à laquelle ils accompagnaient son cousin Matt, le jeune homme décide de s’isoler à l’extérieur (même si avec la caméra il n’est jamais vraiment seul). Restant dans un premier temps hors-champ, on peut l’entendre sangloter et sur l’objectif de l’appareil on décèle une fine pellicule d’eau. De la même manière que des gouttes de sang recouvrent l’optique dans nombre de ces films, cette buée que viendra essuyer avec un mouchoir Andrew explicite l’état dans lequel se trouve le jeune homme.
Sans pour autant être le monde même, mais une émanation de ce monde, les données de cet état pénètrent peu à peu la caméra. Et cette appréhension se fait de manière plus délicate qu’on ne le pense, contrairement à En Quarantaine (John Erick Dowdle, 2008) où le caméraman fait pénétrer le monde de force dans la l’appareil (notamment lorsqu’il l’utilise pour frapper à mort un infecté au visage).
Dans les deux autres exemples, il s’agit de s’imprégner du décès d’un des protagonistes. Agitation de focale, flous ou symptôme colorimétrique sont les marques d’un appareil qui éprouve et tente de cerner un phénomène très particulier. Même si cet effet peut être rapporté au corps de l’appareil même, au fait que lui aussi est malmené, le résultat est que la compréhension du monde passe encore par des informations internes. Dans Cloverfield, cette oscillation de focale va s’accompagner d’une coupure, d’un temps vide, où l’écran noir est la considération du décès.
Le plus étonnant ici, c’est que dans ce noir, dans ce temps où l’enregistrement est interrompu, il n’y a pas d’image du Film 1. Précisément parce que cela ne concerne pas ce protagoniste, que ce souvenir n’est pas commun, et qu’ici, il n’y a pas de raison de le faire surgir. Enfin, ce genre de plan amorce une propriété d’importance. Les images que l’on voit, si elles sont à ce point des « créations » de la caméra, modifient la perception que l’on a de l’objet représenté. Elles ne s’attachent pas simplement à le reproduire, celui-ci n’est plus le même, il est réarrangé : « L’art ne reproduit pas le visible : il rend visible »(54). Le visible n’a aucune évidence particulière, elle est le résultat d’une recherche, d’une pensée et la ressemblance n’est non seulement pas nécessaire au réalisme, mais est tout à fait dispensable.
L’appartenance à cette minorité du « less is more » est donc bien plus stupéfiante, car en plus de se rapprocher de notre réalité plus efficacement que les films estampillés « bigger than life », elle parvient à dépasser ses propres restrictions : le « moins » du film permet d’accéder au « plus » de la réalité. Et si l’image rend visible, c’est bien pour montrer que le « plus » qu’elle rajoute dépasse la représentation fidèle pour révéler une vérité cachée. Cette découverte est celle du « more is life », le « plus » du monde est le monde tel qu’il est vraiment.
On passe ainsi d’un naturel dépouillé que la machine ne peut entretenir à un revers du monde qui ne peut s’exécuter dans la simple reproduction. Entre les deux, une transition est effectuée dans l’appareil de captation. Il en ressort donc une image qui ne sera jamais une représentation fidèle et objective ; dans l’image même se meut l’identité fantastique, dans une réalité fictive où le problème n’est plus tant le monstre que « toi et ta caméra » (Paranormal Activity). Sauf que maintenant « La caméra c’est tout ce qui compte » et « Si ça n’a pas eu lieu devant la caméra alors ça n’a pas eu vraiment lieu » (Diary of the Dead). On pourrait même dire que l’image ne montre pas vraiment ce qui a eu lieu pour de vrai, ou n’enregistre pas les choses telles qu’elles existent. Que cela soit lorsque l’appareil chute, que le cadrage n’est plus maîtrisé ou qu’il se passe quelque chose qui n’est pas de notre monde, la caméra met en forme le fantastique à l’intérieur même des efforts de focalisation qui sont les siens. Ce que l’on sait du monde extérieur et la transcription que l’on est censé en faire sont appelés à changer.
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REC : la caméra ne parvient pas toujours à saisir le monde
L’étrangeté survient dans l’impossibilité de traiter le monde de manière objective et automatique. Ce qui est inquiétant, ce n’est plus le monde lui-même, mais cette expression si particulière que l’image fait valoir. C’est-à-dire non pas le reflet trait pour trait d’une réalité, mais une transcription qui n’atteint pas toujours sa fonction première (l’enregistrement objectif). Et lorsque l’image atteint un si haut niveau de présence, les agents du monde se dispersent au point de cesser de faire sens, d’exister en tant qu’éléments représentés :
Un cinéma ” abstrait ” devient possible, qui à la fois rejoint la plus grande modernité artistique et touche de près à la nature éclatée, catastrophique et fondamentalement irreprésentable du tissu des événements dans le monde contemporain. La limite, la tentation et le grain de réel, ou de la folie, du gros plan, c’est l’évanouissement de toute représentation puisque la fonction optique n’assure plus la cohésion.(55)
Ce cinéma n’est pas tant « abstrait » par l’impossibilité qu’il a de référencer une partie des images qu’il nous donne à voir, que par l’expérience des intériorités mécaniques qu’il nous donne à percevoir. La défaillance représentationnelle, l’absence de cohésion s’en tenant au fait de l’esprit et de la perception interne. Le cinéma serait un procédé fantastique en ce qu’il serait l’indice d’un autre visible, un second champ de donnée ou ce que Jean-Louis Leutrat présente comme un « invisible relatif » : « Mais peut-être devrait-on dire inconnu relatif, l’inconnu étant la présomption de quelque chose d’autre dont la perception ” réarrange le monde ” »(56). Grâce à la caméra peut advenir cet inconnu relatif, cet autre visible, cet au-delà du monde alors perçu comme un effet, l’exercice sur notre perception d’un médium qu’on ne voit pas lui-même.
C’est seulement lorsque la caméra trouve une place dans notre monde que la transformation de notre environnement devient effective. Car si le champ permet de faire exister ce qui se tient dans le hors-champ, sans que celui-ci ne soit identifiable, ce qui se trouve dans cet en-deçà permet de rendre visible des choses qui se tiennent cachées dans le champ. C’est en cela que le cinéma (dans notre cas précis) peut être désigné comme « miroir du monde ». Un miroir du monde qui ne le transforme pas, ni ne le répète ou le réarrange mais le fait advenir. Il conserve ainsi cette impression de réalité qui anime le reflet de toute chose, mais en affine le résultat, l’aiguise pour dégager de ces sutures une image. La vision même de ce qui semblait nous échapper. C’est ainsi que tente de le cerner Josh : « Ça ne filme pas tout à fait la réalité. Ça filme une sorte de réalité filtrée. Ça te permet de faire comme si les choses n’étaient pas vraiment ce qu’elles sont ».
L’optique de la caméra fonctionne ainsi comme une lentille, une nouvelle rétine (qui ne capte pas la même chose que l’oeil des protagonistes)(57), et c’est pour cela que le porteur se rattache toujours à cette vision. S’il s’intéressait à la réalité, il regarderait le monde sans la médiation de l’appareil cinématographique. Mais s’il regarde à travers la caméra c’est aussi et avant tout car les choses ne sont pas vraiment ce qu’elles paraissent être, et la médiation oculaire devient nécessaire pour accéder à un savoir qui va au-delà de la simple manifestation des choses. Cette lentille révèle les choses telles qu’elles sont réellement, elle va au-delà apparences : elle rend visible ce qui ne l’était pas, elle fait exister. La caméra s’attache à transcrire ces quelques éléments pour redéfinir complètement les limites du sensible, affirmant l’image comme facteur d’âme. Cet effet, que l’on retrouve dans la photographie transcendantale, est un de ceux dont traite François Jost :
Cet homme soutient que la photographie est bien plus fidèle que l’oeil et qu’elle nous permet de capter et de retenir ce qui n’est pas visible, en particulier des phénomènes psychiques : ” Voici donc la clef du mystère de la propriété qu’a le cerveau humain de se projeter et de rendre sensible dans le monde visible les formes que sa puissante matrice a générées et fait surgir des éléments du monde invisible “.(58)
Donner à ces apparitions une autre objectivité que les rêves ou les hallucinations, c’est donner à ces phénomènes une existence dans notre monde, à partir d’un psychisme qui ne tient pas de l’être humain. Si le phénomène advient, entraîne un changement du mode de captation et la transformation du monde dans lequel évolue le porteur, c’est parce que la subjectivation du monde à laquelle procède la caméra n’est pas sans heurt pour le monde représenté. Les photographies spirites ou transcendantales donnent une preuve de l’existence des fantômes et entraînent leur acceptation dans le monde du photographe.
La focalisation caméra va entraîner dans le monde du porteur la validation d’éléments qui ont préalablement émergé dans sa psyché et dont l’image est le stigmate. C’est parce que cela existe à l’image que cela existe dans notre monde : « On ne peut croire que ce que l’on voit, surtout si on le voit grâce à la caméra ». Mais la caméra n’est pas là pour confirmer cette existence, elle est très justement celle qui lui donne naissance : je ne filme pas pour voir si c’est tangible, mais c’est en filmant que cela le devient. Car si le film est un miroir, l’image est un reflet appelé à revenir dans le monde qui l’a produit. Bien entendu, le phénomène surgit avant l’image, mais l’image appelle ce phénomène. Ainsi, quel que soit le monde initial (et celui-ci ne nous est jamais accessible), les protagonistes n’évoluent qu’en fonction d’un reflet psychique appelé à prendre forme dans le monde et a le transformer.
Et ce reflet conserve à leurs yeux plus de valeur que le monde lui-même. L’image devient le monde, et celui-ci n’est plus le monde initial. Mais cette issue n’est pas irrévocable, car si le film fait apparaître une face étrange du monde : « le cinéma se doit de tendre le miroir pour déceler les traces de l’emprise du mal, mais aussi pour trouver le remède : comment on vainc le mal par le mal, c’est quelquefois par l’image qu’on l’exorcise »(59).
L’image devient à la fois celle qui annexe et celle qui libère, celle qui nous ouvre les yeux et nous oblige à les fermer. Désormais attirés vers elle nous sommes obligés de nous y soumettre, notre destruction entraînant sa création, et inversement. Et si l’image nous interpelle, c’est pour mieux nous enfermer dans le monde qu’elle a capturé et soumis à sa cause ; afin que cette image devienne également le reflet d’un monde amené à s’actualiser dans l’espace de diffusion. Dans ce cas, la peur ne se crée plus parce que le phénomène sort de l’ordinaire, mais par le fait que cet évènement extraordinaire soit appelé à devenir notre nouvelle référence, l’image étant elle-même à percevoir comme la réminiscence de cet univers fantastique.
48 Eric Dufour. Le cinéma d’horreur et ses figures, Paris, Presses Universitaires de France, coll. Lignes d’art, 2006, p. 56-57.
49 Angel Quintana, op.cit., p. 36.
50 C’est pour cette raison que le monstre tente de faire sortir le protagoniste du cadre (REC et Paranormal Activity).
51 Marie-Thérèse Journot, op. cit., p 66.
52 Jean-Louis Leutrat. Un autre visible : Le fantastique du cinéma, Grenoble, De l’incidence éditeur, 2009, p. 27-28.
53 Capacité d’agir sur la matière par l’esprit.
54 Paul Klee. Théorie de l’art moderne, Paris, Gallimard, Folio essais, 1924, réed. 1998.
55 Pascal Bonitzer, op. cit., p 26.
56 Jean-Louis Leutrat, op. cit., p 22-23.
57 Invisible à l’oeil nu, le bon chemin est révélé par la caméra dans REC². C’est surtout que ce chemin n’a pas d’existence pour notre vision physique (il surgit dans la nuit et avec l’utilisation du Night Shot).
58 François Jost. Le Temps d’un Regard, Du spectateur aux images, Paris, Klincksieck, 1998, p. 74.
59 Marie-Thérèse Journot, op. cit., p 66.
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