Juan et Paulina ne perdent jamais, au fil de l’intrigue, l’intégralité de leur lucidité. L’aliénation métaphysique, certes, est de plus en plus grande. Les cènes de « crises » déjà évoquées, pendant lesquelles les deux personnages sont totalement soumis à l’ « Ailleurs » en constituent la preuve. Pourtant, on ne peut raisonnablement faire de ces deux personnages des « malades », des « fous » au sens où on l’entend aujourd’hui : cela reviendrait à penser Le tunnel et Paulina 1880 comme deux romans du « fait divers ». La folie de Juan et Paulina est une semi-folie, une folie « éclairée ». C’est une folie, sommes toutes, qui a un sens et un rôle littéraire : celui de faire de Juan et de Paulina des figures de l’homme moderne, en tension perpétuelle, plutôt que des « cas particuliers » d’individus qui, amoureux et jaloux, sombrent dans la névrose. Certes, la solitude grandit, la logique se tord, la communication s’abîme et l’aliénation est de plus en plus forte. Il serait tentant de ne voir dans ces deux histoires qu’une déchéance de l’individu, qui oublie peu à peu le monde réel, qui s’ « évade » dans l’Ailleurs.
Mais la crise est en réalité plus complexe. Est-ce l’aliénation métaphysique, seule, qui pousse les assassins au crime ? Les deux personnages, au moment du meurtre, ne sont-ils possédés que par leur « instinct » fou, torturé ? Quel paradoxe illustre ce retour final, étonnant, à la lucidité ?
III – 1 – Le dédoublement du moi
L’angoisse, la perte de la logique et l’aliénation métaphysique envahissent, peu à peu, Juan et Paulina. Il faut noter que ces différents éléments prennent de plus en plus de poids dans l’esprit des deux personnages. Paulina, au moment du crime, en vient à avoir une vision (le message sur le mur) et Juan en arrive à la paranoïa puisqu’il est absolument persuadé, en observant la demeure de Hunter, que Maria et son cousin sont amants. C’est au moment du meurtre que les deux personnages sont le plus en proie à cette « folie ». Pourtant, la lucidité ne les a jamais réellement quittés. Le poids de la folie est sans cesse contrebalancé par celui de la raison. Juan et Paulina ne sont pas seulement « Ailleurs », ils cheminent entre monde réel et monde imaginaire et connaissent de ce fait un « dédoublement » que l’on pourrait rapprocher d’une schizophrénie. Cette tension perpétuelle entre raison et folie montrent que les deux individus ne perdent jamais toute leur lucidité. Ils sont en perpétuelle tension.
C’est chez Paulina que le dédoublement est le plus évident. Il s’illustre dès le début du roman, à travers la voix du narrateur. Les oxymores utilisés pour décrire la « vie intérieure » de la jeune femme témoignent de cette ambivalence : « Elle désirait trouver en elles des souffrances plus pures, plus belles, plus atroces, qu’il serait doux de lui offrir »(216). Le narrateur donne par la suite de nouveaux indices, de plus en plus inquiétants. Après la nuit d’amour avec Michele, il écrit : « Dans sa pensée, deux voix égales, alternantes, qui jamais ne se rencontraient, se faisaient entendre à tour de rôle. Ces voix étaient contraires mais non pas ennemies »(217). Plus tard, il annonce : «« Paulina commence à penser, à sentir de manière double, elle devient deux êtres, l’un du jour et l’autre de la nuit ».(218) Mais c’est sous la plume de Paulina que ses contradictions sont les plus remarquables. Le dédoublement de la jeune femme prend souvent la forme de phrases courtes, juxtaposées, dans lesquelles elle nie ce qu’elle vient d’affirmer. Juste après avoir rencontré Michele, elle écrit déjà tout et son contraire. On trouve dans sa description de Torano : « Les barques sont rangées. Il est midi, non c’est le soir, les bouquets jaunes ou rouges éclatent »(219). A ce moment de l’histoire, les contradictions portent encore sur des éléments assez anodins : il n’est ici question que de l’heure. Les contradictions portent par la suite sur des questions plus fondamentales. Juste avant d’entrer au couvent, elle écrit : « Je hurle, je délire, mais non tout cela n’est pas vraiment vrai, je délire. Ne me croyez pas »(220) ou encore, plus tard : « J’ai tout perdu.
Mais non j’ai tout gagné ! »(221). C’est juste après le meurtre que Paulina est le plus en proie aux contradictions, au dédoublement. A ce moment, elle n’est plus capable de distinguer ce qu’elle fait elle-même de ce qu’elle entend. Elle se pense double, elle est deux personnes :
J’entends une voix épouvantable crier ” à l’assassin ! ” mais c’est ma voix, tu sais, c’est ma voix […] elle se regardait devant son miroir, regardant sa figure sans âge, sa figure inconnue […](222)
Paulina est donc un personnage en tension continue entre ce que lui dicte sa raison, et ce que lui dicte sa folie. La crise intérieure se traduit par un dédoublement de sa personne et par les contradictions qui occupent toujours son esprit. Les deux « mondes », l’ « ici » et l’ « Ailleurs », contraires, ne s’éliminent jamais complètement.
Le dédoublement, chez Juan, est constaté a posteriori puisque c’est le Juan narrateur « lucide » qui raconte son histoire. Il prend, comme pour Paulina, la forme de la cohabitation d’humeurs contradictoires (joie/colère par exemple) et celle de raisonnements opposés. Un sorte de « définition » du dédoublement est donnée par Juan à la fin du roman en ces termes : « Pendant qu’une part de moi-même m’inspire une belle attitude, l’autre en dénonce le mensonge, l’hypocrisie, la fausse générosité »223. Dans l’intrigue, il intervient en particulier dans l’humeur changeante de Juan, tantôt pessimiste, tantôt optimiste. Elle se traduit également pendant les rapports sexuels du couple, où Juan est parfois extrêmement pudique, d’autres fois très brutal :
Parfois j’étais pris d’un accès de pudeur frénétique, je courais pour m’habiller puis je me précipitais au-dehors […] Parfois en revanche, ma réaction était positive et brutale : je me jetais sur elle, lui prenais les bras comme un étau […](224)
Le dédoublement de Juan prend, comme Paulina, la forme de pensées contradictoires qui témoignent de la lutte entre raison et imaginaire. Son deuxième rêve peut être analysé comme un symbole de ce dédoublement : Juan, esprit humain, découvre qu’il a un corps d’animal et que les sons qui sortent de sa bouche, paroles très claires dans sa pensée, sont perçus par son entourage comme des cris d’oiseaux. Corps bestial, esprit humain, mi-homme mi- animal, le dédoublement du jeune homme s’illustre métaphoriquement dans ce rêve.
Dans la vie quotidienne, Juan ne cesse de se contredire. Il laisse parler le perfide et de le regrette aussitôt, par exemple quand il lance à Maria le sarcasme « …tromper un aveugle » et se repend de ses propos tout de suite après : « Derrière celui qui voulait les dire pour éprouver une satisfaction perverse, un être plus pur et plus tendre se disposait à reprendre l’initiative ». Juan donne d’ailleurs son sentiment dans les lignes qui suivent : « C’est pourquoi, dès qu’ils eurent commencé à sortir de ma bouche, un autre moi les écouta avec stupeur »(225). Le dédoublement de Juan est ici clairement annoncé : deux « moi » se font constamment face, à l’image des contradictions de Paulina.
Ainsi la tension entre bien et mal, raison et la folie, « ici » et « ailleurs » subsiste du début à la fin. La déchéance mentale n’est pas le résultat d’une « folie » totale, mais d’une crise interne que les personnages ne parviennent pas à résoudre. Elle est le fruit d’une contradiction perpétuelle, d’un dédoublement résistant au sein de la conscience. C’est le crime qui en sera la réponse.
Comment interpréter l’assassinat de l’amant, puisque sa cause n’est ni la simple haine de l’amant (comme cela a été dit dans l’analyse du couple) ni l’aliénation totale à l’ « Ailleurs » ?
III – 2 – L’ultime choix : une résolution de la crise existentielle ?
L’idée du crime passionnel surgit de façon plus ou moins semblable dans les deux romans. La narration chez Sábato est rétrospective, aussi sait-on dès le début de l’œuvre de la plume de Juan qu’il va tuer Maria. L’issue de Michele est plus brutale dans la mesure où l’idée du crime n’est pas anticipée dans la narration, même si elle est annoncée dans les résumés. Il intervient au moment des « retrouvailles » du couple, lesquelles laissent à penser que Paulina, récemment sortie du couvent, est libérée de ses démons. Le point commun essentiel entre les deux personnages est la non-préméditation du crime. En effet, ils semblent décider sur « un coup de tête » de tuer leur amant : jamais il n’a été explicitement question, dans aucun des deux romans, d’un assassinat éventuel dans les propos des personnages. Au contraire, Juan et Paulina retournaient plutôt leur haine et leur violence contre eux-mêmes : tentative de suicide et destruction de ses œuvres pour Juan, mutilations et enfermement volontaire au couvent pour Paulina.
Au moment du crime, les deux personnages sont en proie à leur crise la plus forte de tout le roman. La tension interne et le dédoublement du moi sont complets. Juan se dit « en proie à un violent emportement » et pense être possédé par les démons(226), sensation dont il n’a jamais fait part auparavant.
Paulina, comme au couvent, ne cesse de se contredire et de ressentir des émotions tout à fait contradictoires, avant et après le meurtre : « Je l’ai tué. Le voilà mort dans mon lit. Il faut cacher le revolver. Idiote ! c’est inutile. Il n’y a pas de sang. »(227). D’autre part, on l’a déjà évoqué, il faut noter que Juan et Paulina ont tous deux l’impression que leur crime fait du bien, qu’il agit en quelque sorte comme une délivrance. Paulina écrit, dans la folie postmeurtrière : « Je t’ai délivré de la fausse vie »(228). Cette phrase illustre doublement la quête de résolution par le biais du meurtre de la crise existentielle.
Il est question de « fausse vie », ce qui renvoie à la tension entre réalité et absolu, et de fait à crise. Il est aussi question de « délivrance » ce qui témoigne de la volonté « libératrice » à l’origine du crime passionnel. En tuant Michele, « double » d’elle-même, ce sont ses propres démons, ses propres angoisses que Paulina veut supprimer. Elle tente d’ailleurs par la suite de se suicider, sans y parvenir.
On note que dans les deux cas, le crime est perçu par les héros comme un devoir. Paulina doit obéir à Dieu : « C’était un ordre qui était écrit sur le mur […] C’est Lui, l’impitoyable, qui m’a poussée, qui m’a forcée, qui a conduit mon bras […] »(229). Quant à Juan, il tient ces derniers propos à Maria, juste avant d’enfoncer le couteau dans son ventre : « Je dois te tuer, Maria. ».(230) Il faut rappeler que l’Autre n’existe pas en tant que tel, en tant qu’individu. Il n’est que ce qu’il représente, que ce qu’il a fait surgir chez Juan et Paulina : il est le détonateur de la crise, la figure de l’angoisse. L’Autre porte tout le mal des héros. Paulina, juste après son crime, lorsqu’elle contemple Michele, se demande « Qu’est-ce que tu m’as fait ? »(231) , interrogation qui prouve que ce n’est pas Michele en tant que personne qu’elle a voulu supprimer, mais elle-même.
Pour Juan, c’est plus complexe, puisque le jeune homme donne comme raisons à son crime le sentiment de jalousie. « Tu m’as laissé seul », dit-il à Maria avant de la tuer. Il ne faut pas seulement entendre dans cette explication « Tu étais avec Hunter, tu avais un amant ». « Seul » peut en effet prendre plusieurs sens : Avoir laissé seul Juan, c’est aussi ne pas lui avoir permis de briser sa solitude existentielle. C’est l’avoir laissé s’enliser dans ses propres démons, ne pas avoir été capable de le sortir de sa crise intérieure. Plus encore, c’est avoir amplifié cette crise : Maria représente à la fois la réalité (comme individu vivant) et l’absolu (comme figure artistique). Le « drame de la jalousie » s’étend par cette explication polysémique au « drame de l’existence ».
Ainsi, le crime apparaît comme une ultime « solution », un dernier recours. Il représente la chance de se libérer de l’angoisse existentielle.
L’angoisse se caractérise, dans les deux romans, par une tension croissante entre déprime et extase, entre réel et irréel, physique et métaphysique. Le crime passionnel n’est pas le fruit de la haine de l’amant ou de la jalousie : il est l’issue fatale de la crise existentielle, portée à son paroxysme, à son point de non-retour.
Il est l’issue nécessaire d’un être qui ne comprend plus son monde, qui ne se comprend plus lui-même, il est le dernier recours. Mais il n’est qu’une tentative de résolution. La conséquence de l’assassinat sera, pour Juan comme pour Maria, la prison : brusque retour à la réalité.
L’enfermement, qui était symbolique mais latent dans les deux romans, vient se matérialiser. A la fin du roman, si l’accalmie des deux personnages est visible (Juan peint et écrit dans sa cellule, et Paulina coupe des pommes de terre dans son jardin) et que la « crise » semble résolue parce que Juan et Paulina semblent lucides, l’impression du retour à une solitude originelle ne peut être ignorée. « Et les murs de cet enfer seront chaque jour plus hermétiques »(232), écrit Juan en guise de conclusion. Le dialogue entre Marco, personnage inconnu, anonyme, et la vieille Paulina témoigne également de la solitude finale de la femme : « Est-ce qu’on vient vous voir de temps en temps, quelqu’un ? – Jamais. – Toujours seule. – Toujours seule »(233). Il est encore question de la prison à la toute fin de la vie de l’héroïne, dans la phrase suivante, évoquant une dernière fois l’emprisonnement de Paulina : « L’étranger gardait la main de la femme prisonnière dans ses deux mains »(234). La solitude est, à la fin des deux romans, tout aussi absolue qu’au début.
216 Paulina 1880, ed. cit. p. 25.
217 ibid. p. 89.
218 ibid. p. 94.
219 ibid. p. 43.
220 ibid, p. 62.
221 ibid. p. 143.
222 Paulina 1880, ed. cit. p. 230.
223 Le tunnel, ed. cit. p. 83.
224 ibid. p. 69.
225 Le tunnel, ed. cit. p. 81.
226 Le tunnel, ed. cit. p. 138.
227 Paulina 1880, ed. cit. p. 335.
228 ibid. p. 233.
229 ibid. p. 231.
230 Le tunnel, ed. cit. p. 39.
231 Paulina 1880, ed. cit. p. 229.
232 Le tunnel, ed. cit. p. 139.
233 Paulina 1880, ed. cit. p. 242.
234 ibid. p. 241.