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I) Caractéristiques et légitimation du nécropouvoir de 1973

1) Un pouvoir autocratique, familial et régional

Le pouvoir au Rwanda peut être représenté sous la forme de quatre principaux cercles hiérarchiques : d’abord le président, puis l’Akazu (le cercle familial), puis le cercle régional, et à partir de l’ouverture au multipartisme en 1992, la mouvance présidentielle (organisations satellites au MRND(1)) à son service. La concentration des pouvoirs et l’influence du président étaient telles, que l’on peut parler d’une personnalisation du pouvoir, et en ce sens, parler du « régime d’Habyarimana ». « Régime autocratique » est aussi un autre qualificatif que j’emploie pour caractériser le régime de la Seconde république du Rwanda.

A lui seul, Habyarimana cumulait les postes de président, ministre de la défense, et les deux postes clefs des FAR(2) : chef de l’état-major de l’armée et de la gendarmerie. Comme on peut le constater, il s’agit de types de postes qui relèvent uniquement du pouvoir répressif, et qui, en dernière instance, sont les postes stratégiques de la défense de l’Etat. Ensuite vient le cercle familial, l’Akazu. En kyniarwanda, l’Akazu signifie la maisonnée ou la cabane.

Originellement elle désigne la cabane où l’on place les membres de la famille malade, isolée de la maison car contagieux. Utilisé pour désigner le cercle familial présidentiel privilégié, c’est en fait un terme péjoratif, que le MDR(3), principal parti d’opposition au MRND, employa et diffusa avec succès à partir de 1992 dans la période de la lutte ouverte pour le pouvoir. Ce cercle regroupait essentiellement la puissante belle-famille du président, autour de sa femme, Agathe Kanziga. Les membres occupaient des postes centraux dans tous les domaines du pouvoir, aussi bien public que privé, politique et économique.

Quant au cercle régional, il regroupait essentiellement ceux qu’on appellelait les « OTP » (Originaires du Terroir Présidentiel, c’est-à-dire de la région de Bushiru dans la préfecture de Gisenyi), et plus généralement les fidèles des préfectures du Nord. Tous les membres de ces cercles, comme tous les Rwandais de naissance d’ailleurs, étaient aussi membres du seul parti légalisé au Rwanda, le MRND.

L’échelon régional occupe une place centrale dans nos analyses, puisqu’il a toujours été source des rivalités de pouvoir au Rwanda, depuis les périodes d’avant même la colonisation. Rien de particulier, à priori, à ce qu’il y ait des clivages régionaux au Rwanda. A ma connaissance, je ne connais pas un seul pays qui ne connaît pas ou n’a pas connu des clivages régionaux (en tant que territoire politique). La constitution des nations en tant qu’Etat-nation est relativement récente, et s’est en général produite dans la douleur, par de longs processus de guerre dans la lutte pour l’hégémonie des pouvoirs. Aucune frontière n’est naturelle, toutes sont politiquement construites. Même au sein de ces Etat-nation les plus anciens et les plus « accomplis », persistent encore les traces de tels clivages, voir même ils resurgissent, comme on le voit actuellement au sein de la « nation belge » qui se déchire en deux entre les wallons et les flamands.

L’Etat français, espagnol, italien, et bien d’autres, n’échappent pas non plus à de fortes tensions régionales, remettant en cause la conquête de ces territoires par l’Etat en tant qu’Etat, rappelant ainsi qu’aucune de ces constitutions territoriales des Etats n’est naturelle, et n’est donc pas définitivement acquise. D’une certaine manière, selon le principe de l’ambivalence affective que nous reprenons à nouveau, et qui concerne tous types de rapports sociaux établis à toutes les échelles, l’apparition de tels clivages trouve sa source dans la haine initiale que la pulsion d’agression nous fait ressentir envers l’Autre, comme l’explique Freud : « Selon la psychanalyse, presque tout rapport affectif intime de quelque durée entre deux personnes (relation conjugale, amicale, parentale et filiale) contient un fond de sentiments négatifs et hostiles, qui n’échappe à la perception que par suite du refoulement. […] De deux villes voisines, chacune devient la concurrente envieuse de l’autre ; le moindre petit canton jette sur l’autre un regard condescendant. Des groupes ethniques étroitement apparentés se repoussent réciproquement, l’Allemagne du Sud ne peut pas sentir l’Allemagne du Nord, l’Anglais dit tout le mal possible de l’Ecossais, l’Espagnol méprise le Portugais. »(4).

Cependant, ce n’est pas la pulsion d’agression à elle seule qui produit les rivalités entre des nations, ou au sein des nations entre des territoires, régions, groupes, telles qu’elles existent ou apparaissent à un moment donné (pourquoi tels clivages et pas d’autres ? Ou pourquoi plus celui-ci que d’autres ?). Car ces identités (groupe, clan, ethnie, région, nation,…) sont des identités politiques. C’est donc couplée avec les idéologies que la pulsion d’agression produit de telles configurations identitaires (imaginaires et territoriales) qui se constituent, se fixent, se disent tout le mal l’une de l’autre, ou s’affrontent. Comme pour la constitution des régions politiques au Rwanda, c’est le même type de mécanisme, de liaisons profondes entre le pulsionnel et le politique, qui divisa les Rwandais entre Tutsis et Hutus depuis l’intervention des colons allemands et belges. Au regard des fortes rivalités régionales qui existaient au Rwanda (qui dominaient même la division Hutus/Tutsis jusqu’aux années 1990), à la place de ce génocide des Tutsis qui s’est produit en 1994, il aurait très bien pu se produire une guerre inter-régionale coupant le Rwanda en deux entre le Nord et le Sud(5). Malheureusement, nous ne tenterons pas ici de remonter jusqu’aux origines des clivages régionaux au Rwanda (bien avant la colonisation comme je le disais), mais nous pouvons déjà remonter jusqu’à la prise de pouvoir d’Habyarimana en 1973, qui inversa le pouvoir régional, et affirma celui du Nord(6). (voir annexe : carte des préfectures au Rwanda avant 1994, p. 66).

2) La nécropolitique d’Habyarimana : stratégie de l’ethnisme, contrôle sur la vie, et assujettissement

Le 5 juillet 1973, Juvenal Habyarimana renverse Grégoire Kayibanda, premier président de la Première République au Rwanda, et prend le pouvoir. Ce coup d’Etat intervient dans un contexte de resurgissement des massacres de Tutsis au Rwanda. Une nouvelle vague de réfugiés s’en suit, alimentant une fois encore la région des Grands Lacs en réfugié rwandais(7). Avant de nous interroger sur les raisons qui ont motivé Habyarimana à prendre le pouvoir, interrogeons-nous d’abord sur la manière dont il a réussit ce coup d’Etat. Comment Habyarimana a-t-il légitimé son pouvoir ? Ce que nous apprenons au détour d’une note de bas de page dans le livre de Guichaoua (Rwanda : de la guerre au génocide), nous donne directement la réponse. Je cite un extrait de la note qui se réfère à l’un des piliers du régime de 1973, Alexis Kanyarengwe: « Ce fût le chef de la Sûreté de l’époque, Alexis Kanyarengwe, qui mit en oeuvre la stratégie de tension ethnique et politique destinées à faire passer le coup d’Etat pour une nécessaire remise en ordre du pays. Elèves des collèges, étudiants, fonctionnaires et employés du secteur privé d’origine hutu furent incités à chasser leurs camarades et leurs collègues tutsi des lieux d’enseignement et de travail ; en certains endroits, il y eut des violences. Il s’en suivit une émigration importante de Tutsis, qui devaient rejoindre, en exil, ceux qui, de 1959 à 1963, avaient dû quitter le pays. »(8).

Ainsi, c’est par ce qu’on peut appeler « la stratégie de l’ethnisme » que Habyarimana et sa clique reversèrent Kayibanda. La stratégie consiste donc, à créer le désordre pour se faire passer pou celui qui rétablit l’ordre. C’est pourquoi le nouveau pouvoir emploie les expressions d’ « ordre moral » et de « Révolution morale » pour se qualifier lui-même. Ainsi, après la « Révolution sociale » de 1959, qualificatif du nouveau pouvoir de l’époque qui se faisait passer pour celui qui libéra les Hutus de la domination tutsie, suivait maintenant la « Révolution morale » du régime d’Habyarimana. Il n’était pas difficile pour les « conspirateurs » de trouver quel type de désordre utiliser. La stratégie ethnique allait surement de soi, puisque l’ancien régime s’était fondé sur la haine raciale, et il s’était déjà produit des massacres de Tutsis les années précédentes. Une fois installé, le nouveau pouvoir n’avait plus qu’à stopper le désordre, c’est-à-dire les massacres, qu’il avait lui-même déclenché.

Si l’on s’intéresse maintenant aux raisons de ce coup d’Etat, ce sont les clivages régionaux entre le Nord et le Sud qui apparaissent au premier plan. La note de bas de page citée précédemment poursuit ainsi : « La manoeuvre tendait à dévaloriser les cadres originaires du sud du pays, considérés comme proches des Tutsis, au profit des cadres originaires du Nord. Le coup d’Etat, qui ne s’était appuyé sur aucune mobilisation populaire, peut ainsi être analysé comme un simple règlement de comptes entre fractions rivales. »(9). Si jusqu’à présent nous avions l’impression d’évoquer les clivages régionaux d’un coté, et les clivages ethniques de l’autre, de manière parallèle, nous venons d’établir un lien direct entre les deux à partir du coup d’Etat de 1973 dont nous avons analysé la stratégie de prise de pouvoir. La stratégie de l’ethnisme n’a pas seulement servi à créer le désordre tactique au service de la « Révolution morale », mais elle a aussi permi de masquer les rivalités régionales qui s’y jouaient. Les conspirateurs profitaient du désordre des massacres pour tuer les anciens du régime, comme dans les années 1990, durant la période d’ouverture au multipartisme, lorsque le pouvoir profitait des massacres de Tutsis qui resurgissaient pour éliminer ses « ennemis » politiques internes. Dans un contexte de massacres de Tutsis, lorsque l’on se retrouve pris dedans, ou qu’on les observe depuis l’extérieur, comment comprendre que c’étaient les rivalités régionales historiques du Rwanda qui se jouaient réellement derrière le coup d’Etat ?

Une telle stratégie politique ne peut être qualifiée que de nécropoltique. Dans son texte Nécropolitique, Mbembe emploie ce terme pour qualifier le fait qu’un (nécro)pouvoir s’arroge le droit de définir ce qu’est la vie et ce qu’est la mort, qui doit vivre ou mourir, et se réserve ainsi le droit de tuer ou de laisser vivre. Ce n’est pas seulement qu’il « se donne le droit », c’est que sa souveraineté réside dans ce droit même de tuer, nous dit Mbembe. Mbembe revisite ainsi le concept de souveraineté dans lequel la mort occupe une place fondatrice. Pour s’affirmer en tant que pouvoir dominant, Habyarimana, Kanyarengwe et leurs acolytes désignèrent ceux qui devaient mourir pour asseoir leur pouvoir. Les Tutsis devenaient des objets sans importance, des vies inutiles, sacrifiées pour servir le dessein des conspirateurs. Cependant nous voilà devant un paradoxe. Car les vies tutsies définies comme « inutiles », ne le sont en fait pas tant que cela, puisque qu’elles sont bien « utiles » à mourir pour le nécropouvoir. La force de ses vies réside donc dans leur capacité à vivre, et donc à résister face à la nécropolitique qui se déploie sur eux. Vivants, ces « objets » ne servent en rien les intérêts du pouvoir, ils sont inutiles. Le raisonnement s’inverse alors.

Par la suite, la manière dont le pouvoir à assurer sa reproduction relève tout autant de la nécropolitique. Le fait que l’acte de fondation de ce nouveau régime consista en l’organisation du massacres de Tutsis et en sa mise en oeuvre, même si elles furent masquées, est un point commun avec l’ancien régime qui, lui aussi, s’est fondé par les premiers massacres de Tutsis. En ce sens, il n’y a alors rien de « nouveau » d’un régime à l’autre, mais plutôt une continuité dans la perpétuation de l’ethnisme (et des massacres) comme fondation du pouvoir. Cependant, la rupture se situe au niveau du refoulement nécessaire de l’ethnisme, aussi bien au sein du régime qu’à un niveau plus collectif à l’échelle de la société rwandaise, puisque le pouvoir tirait sa légitimité du discours du retour à l’ordre. Dans les apparences, il fallait donc marquer la rupture avec l’ancien régime qui, lui, incitait explicitement à la haine raciale. L’idée même de génocide s’était exprimée dans l’un des discours officiel de Grégoire Kayibanda : « La prise de la capitale levée par les réfugiés provoquerait la fin totale et précipitée de la race tutsi. »(10).

D’où, sous l’âge d’or du régime Habyarimana, des chants officiels à la gloire de la nation rwandaise, ou des slogans tel « Hutu, Tutsi, Twa sont des prénoms, Rwanda est notre nom de famille »(11) pour marquer la rupture. La stratégie de 1973 réussit la légitimation du nouveau pouvoir. Alors que le coup d’Etat ne s’appuyait pas sur une mobilisation populaire, en « ramenant l’ordre », Habyarimana est parvenu à gagner la légitimité des masses. On imagine très bien que les Tutsis voyaient dans le nouveau pouvoir la garantie d’une paix, la fin des massacres qui avaient déjà produit tant de victimes et de réfugiés depuis une dizaine d’années. Le processus d’assujettissement des dominés passait par le besoin d’avoir une protection de leur vie.

Protection qu’incarnait Habyarimana dans la figure du Père, comme l’explique Guichaoua : « La particularité du pouvoir et de ses relais était de se décrire comme strictement fonctionnels et garants d’un ordre social et moral durable : la formule « Père de la Nation », désignant le président Habyarimana, illustrait assez bien la nature du lien entre le pouvoir et les assujettis. »(12). La figure du Père ne répondait pas seulement au besoin de protection, mais aussi au besoin d’amour, en tant qu’il est une force puissante capable de remanier nos pulsions « égoïstes » et agressives en pulsion « sociales » : « On apprend à voir dans le fait d’être aimé un avantage qui permet de renoncer à tous les autres. »(13) nous dit Freud dans Considération sur la guerre et sur la mort. On remarquera l’analogie de la nation rwandaise à la figure de la famille, avec l’expression « Père de la nation » ou le slogan cité précédemment : « Hutu, Tutsi, Twa sont des prénoms, Rwanda est notre nom de famille ».

Ainsi Habyarimana incarne la figure du Père protecteur et aimant ses enfants. Les enfants sont les Hutus, Tutsis et les Twas, frères au sein d’une même famille : le Rwanda. L’exemple du coup d’Etat de 1973 nous montre très clairement qu’un pouvoir ne s’impose pas uniquement par la force, mais qu’il déploie des stratégies qui en appellent aux puissantes forces de l’inconscient des individus, ayant pour but de se légitimer auprès des dominés.

Mais l’ « amour » et la « protection » émanant du pouvoir étaient loin d’être aussi sincères que les dominés pouvaient le croire. Guichaoua parle de l’ethnisme qui est mis au second rang, pour caractériser cette période d’apaisement interne des tensions ethniques et d’arrêt des massacres de Tutsis, tout en précisant que « second rang » ne signifie pas pour autant « disparu ». J’ai employé pour ma part un terme plus « psychanalytique », celui de « refoulement », pour exprimer la même idée. Le régime n’a jamais fait disparaître la conception ethnique, qui est restée profondément ancrée dans les esprits rwandais. Le resurgissement soudain de la haine raciale dans les années 1990, comme si elle n’avait jamais traversée la vingtaine d’année d’accalmie, montre bien qu’elle n’avait jamais disparue, malgré les apparences. La politique des quotas ethniques, instaurée par Habyarimana pour permettre l’ « intégration » des Tutsis et rompre avec l’ancien régime, n’a fait que fixer la conception ethnique, et la reproduire.

C’est une contradiction flagrante : si le Rwanda est désormais une nation unie, si le « problème » ethnique est résolu (comme s’en vantait le régime), pourquoi instaurer et maintenir un système de quotas, si ce n’est pour assurer la domination de la « majorité » hutue sur la « minorité » tutsie, certes « représentée » et « intégrée », mais d’une certaine manière car limitée et contrôlée par le système des quotas ? Le système des quotas est l’exemple le plus frappant de la « continuité dans la rupture » de la vision ethnique dans la pratique du pouvoir entre les deux régimes. Ainsi, selon Guichaoua « c’est l’institution des quotas elle-même qui rigidifiait les appartenances ethniques et en réactivait les ressorts. ».(14)

Durant cette période de paix, ce sont les rivalités régionales qui réapparaissaient au premier plan, lorsque l’ethnisme était refoulé. Mais les menaces qui pesaient sur le pouvoir d’Habyarimana provenaient aussi bien du Sud que des élites du Nord, tout autant désireuses d’accéder à une place toujours plus privilégiée. C’est pourquoi, afin de contrôler et contenir ces menaces, Habyarimana mis en place un système clientéliste au sein duquel les « clients » étaient mis en concurrence les un aux autres. C’est la fameuse stratégie qui consiste à « diviser pour mieux régner ». Ainsi Habyarimana intégra des élites du Sud dans son système, pour jouer sur les rivalités avec celles du Nord. De même, avec le système des quotas, il intégra aussi bien des Tutsis que des Hutus, pour jouer sur la rivalité ethnique, bien que plus en retrait. L’intégration des rivaux régionaux et « ethniques » restait toutefois limitée. Le Nord et les Hutus dominaient largement. Le système des quotas permettait aussi de privilégier l’accès aux postes des élites du Nord, et ainsi assurer la majorité du Nord sur le Sud. De même, au sein du Nord, les OTP étaient plus privilégiés que les candidats des autres régions et préfectures. Mais si la mise en concurrence des élites était un moyen, pour Habyarimana, de contrôler les menaces potentielles, elle était aussi ce qui pouvait causer sa perte. Car en jouant sur la concurrence des « clients », il prenait aussi le risque que ceux-ci se rendent compte de la manoeuvre, s’allient, et se retournent contre lui.

C’est ce qui se produisit avec la tentative de coup d’Etat d’avril 1980. Les élites les plus proches du président, celles qui avaient organisées la stratégie de 1973 et le coup d’Etat, exacerbées par la concentration croissante des pouvoirs entre les mains d’Habyarimana et par le jeu de la concurrence, tentèrent de le renverser, comme l’explique Guichaoua : « Cette compétition entretenue entre personnalités du Sud et du Nord, civiles et militaires, nourrissait l’exaspération des officiers du Nord qui l’avaient porté au pouvoir. Elle culmina avec la promulgation de la Constitution du 20 décembre 1978, qui renforçait encore la concentration des pouvoirs entre les mains de Juvénal Habyarimana. »(15). Le coup d’Etat fût un échec, et la répression d’Habyarimana s’abattait aussitôt envers les « traîtres ». Exclusion, arrestation, emprisonnement, assassinat, exil, voilà ce qui attendait ceux qui osaient transgresser les règles du système, ou qui gagnaient en influence au sein du réseau clientéliste. Tel était le cas de Alexis Kanyarengwe qui s’était lui aussi de son coté, constitué son réseau d’influence, de même que plusieurs personnalités du Sud dont Habyarimana se débarrassa également.

A propos de l’Etat colonial d’Israël, Mbembe parle d’un contrôle permanent du pouvoir sur les vies, aussi bien en interne qu’en externe sur la Palestine. L’analogie entre l’Etat d’Israël et l’Etat rwandais présente ses limites, mais en tant que nécropouvoir, un tel type de contrôle s’exerce aussi au Rwanda. En interne, la mise en concurrence au sein du système clientéliste permet de contrôler les potentiels concurrents au pouvoir. Tous ceux qui tentent d’échapper à ce contrôle en subissent une terrible répression. Ils sont exclus du système, voir tuer, comme nous venons de le voir avec l’exemple de la tentative de coup d’Etat de 1980. En externe, le pouvoir se déploie sur les dominés jusqu’à contrôler leurs déplacements su le territoire. « Les autorités imposaient tout d’abord un contrôle extrêmement étroit des populations et de leurs activités en milieu rural comme urbain (limitation de la circulation des individus de préfectures en préfecture, en particulier vers Kigali ; taxation de tous les flux de marchandises ; encadrement tatillon des producteurs, etc.). »(16), apprend-on avec Guichaoua. Le pouvoir exerçait un véritable contrôle sur les corps des dominés : le corps qui travaille, le corps qui se déplace, et même le corps qui vient de naître, puisque dès leur naissance les Rwandais appartenaient d’emblée au parti du président, le MRND. « Vos corps m’appartiennent, ils doivent me servir » était en fait la véritable devise du pouvoir. Mais pourquoi un tel contrôle sur les dominés et en quoi pouvaient-ils bien servir le pouvoir alors qu’ils étaient exclus du système clientéliste ?

La crainte qu’une assise populaire des concurrents se développe parmi les masses est certainement l’une des raisons, mais la principale raison semble se situer dans notre paradoxe des inutiles/utiles que nous retrouvons à nouveau dans le rapport entre exclus et inclus du système clientéliste. En effet, le système promouvait tous ceux qu’il jugeait utiles pour sa reproduction. D’un premier point de vu, les exclus sont donc considérés comme inutiles ; les masses paysannes, exclues, n’ayant pas accès aux postes, sont donc inutiles. Mais pour autant, l’accession au statut de privilégié se fait en rapport opposé à celui de non-privilégié. On devient privilégié en creusant un écart avec la base non-privilégiée.

Pas de riches sans pauvres, pas de dominants sans dominés, pas d’inclus sans exclus, d’autant plus que c’est de l’agriculture que le système tirait l’une de ses principales source financière qui permettait sa reproduction. Sans paysans, pas de revenus. Cet exemple nous montre que le rapport de domination comporte paradoxalement un rapport de dépendance des dominants envers les dominés. Ainsi, d’un autre point de vue, les inutiles sont en fait utiles ; les exclus sont, d’une certaine manière, inclus dans le système en tant que force productive: « La raison essentielle de ce contrôle permanent et souvent arbitraire de la part des cadres administratifs et techniques tenait paradoxalement à la dépendance quais totale des élites, dont les ressources provenaient essentiellement du labeur et des productions paysans. »(17).

Une autre forme d’exploitation des dominés apparut sous le régime d’Habyarimana avec la mise en place des travaux communautaires obligatoires, appelés l’ « umuganda ». Ces travaux consistaient essentiellement en la construction, l’aménagement ou la réparation d’infrastructures (routes, bâtiments), et ils étaient non-rémunérés. Afin de légitimer ces travaux, le discours officiel du pouvoir mettait l’accent sur la solidarité des Rwandais pour développer la nation unie. Cependant, il est clair que l’umuganda s’apparente à une forme d’esclavage dans laquelle le travail est forcé et non-rémunéré, et pour laquelle là encore le pouvoir avait besoin des dominés.

Ainsi, l’affirmation de la souveraineté du pouvoir par le déploiement d’une politique de la mort, qui décide de qui doit vivre ou mourir, ainsi que le contrôle permanent qu’il exerce sur la vie des Rwandais pour les soumettre à ses intérêts, confirme le caractère « nécro » du pouvoir au Rwanda qui pré-existait déjà bien avant le génocide. Cependant, toute nécropolitique ne débouche pas pour autant sur un génocide. Mais les caractéristiques spécifiques du pouvoir rwandais de 1973 nous permettent de mieux saisir d’où provient la nécropolitique de la période des années 1990, qui réactiva les haines à caractère ethniques.

1 MRND : Mouvement révolutionnaire national pour la développement. Parti d’Habyarimana, fondé en 1975, et renommé MRNDD (Mouvement républicain national pour la démocratie) en 1991.
2 FAR : Forces armées rwandaises. Armée de l’Etat rwandais sous le régime d’Habyarimana.
3 MDR : Mouvement démocratique républicain.
4 Sigmund Freud, Psychologie des foules et analyse du moi (1921), in Essai de psychanalyse, Paris, Payot, 2001, p. 183.
5 Le concept de génocide fait en général appel à celui de « race ». Je ne pense pas qu’il y ait déjà eu des génocidaires qui aient appelé à l’extermination des habitants d’une Région en tant que région politique rivale. Ainsi dans ma spéculation dans laquelle j’évoque une guerre Nord/Sud au Rwanda qui aurait pu se produire en dernière instance, l’expression « génocide du Nord ou du Sud » ne peut convenir. A moins de « racialiser » les habitants des régions politiques, ce qui était tout de même tendanciellement le cas au Rwanda puisque la majorité des Tutsis vivaient dans les préfectures du Sud.
6 En général, ce qu’on appelle le Nord au Rwanda, sous le régime d’Habyarimana, regroupe les trois préfectures de Gisenyi, Ruhengeri et Byumba. Les sept autres sont considérées comme le Sud.
7 Les massacres des années 1960 avaient entrainé plusieurs vagues successives de réfugiés qui se répartirent dans les pays voisin du Rwanda (Burundi, Ouganda, Zaïre, Tanzanie).
8 André Guichaoua, Rwanda : de la guerre au génocide. Les politiques criminelles au Rwanda (1990 – 1994), La Découverte, Paris, 2010, note de bas pas de page p. 40.
9 Ibid., note de bas de page, p. 40.
10 Grégoire Kayibanda, extrait du discours du 11 mars 1964, s’adressant aux exilés du Rwanda, in Encyclopedia of mass violence on http://www.massviolence.org/IMG/pdf/Rwanda-Index-chronologique-1867-1994.pdf
12 André Guichaoua, Rwanda : de la guerre au génocide. Les politiques criminelles au Rwanda (1990 – 1994), La Découverte, Paris, 2010, p. 42.
13 Sigmund Freud, Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort (1915), in Essais de psychanalyse, Payot, paris, 2001, p. 21.
14 André Guichaoua, Rwanda : de la guerre au génocide. Les politiques criminelles au Rwanda (1990 – 1994), La Découverte, Paris, 2010, p. 45.
15 André Guichaoua, Rwanda : de la guerre au génocide. Les politiques criminelles au Rwanda (1990 – 1994), La Découverte, Paris, 2010, p. 47.
16 Ibid., p. 42.
17 André Guichaoua, Rwanda : de la guerre au génocide. Les politiques criminelles au Rwanda (1990 – 1994), La Découverte, Paris, 2010, p. 42.

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