1) Guerre et ouverture au multipartisme : des éléments de déstabilisation du régime
Alors que des négociations étaient engagées dans la région pour le retour des réfugiés, le FPR(1) effectua une offensive militaire depuis l’Ouganda le 1er octobre 1990, chamboulant les négociations en cours et prenant de court le pouvoir rwandais. Désorganisées, les FAR(2) à elles seules étaient incapables de faire face à l’attaque sans l’intervention conjointe des armées française, belge et zaïroise qui la repoussèrent fin octobre. Avant d’entrer dans l’analyse des conséquences de cette attaque au Rwanda, interrogeons-nous sur les raisons de cette offensive du coté du FPR qui décida de plonger soudainement le Rwanda dans la guerre.
Les raisons d’une guerre
Le FPR est une organisation politique dotée d’une branche militaire, l’APR(3), composée de réfugiés tutsis, et de leurs descendants, qui ont fuit les premiers massacres de Tutsis depuis les années 1960. Ces massacres ont entrainé des migrations de Rwandais (aussi bien Hutus que Tutsis, bien que majoritairement Tutsis) principalement vers l’ensemble des pays limitrophes (Burundi, Ouganda, Zaïre, Tanzanie). En 1990, le HCR(4) évalue le nombre total de Rwandais réfugiés à environ 200 000 : 82 200 en Ouganda, 67 684 au Burundi, 12 596 au Zaïre, et 22 297 en Tanzanie, le reste réparti entre le Kenya, l’Afrique de l’Ouest, l’Europe et l’Amérique du Nord. Mais ces chiffres concernent les personnes qui relèvent du statut de réfugiés selon le HCR. L’effectif réel de la population rwandophone est bien plus élevé si l’on ajoute les migrations familiales, traditionnelles, et économiques (principalement dues aux pressions foncières selon les régimes et les périodes), et selon que l’on prend en compte les recensements effectués avant ou après l’indépendance du Rwanda.
Par exemple, au début des années 1990, d’après les travaux de Guichaoua, on pouvait estimer la population rwandophone à l’est du Zaïre à 1,6 millions de personnes ; et selon les travaux de Catherine Watson, 1,1 million de rwandophone en Ouganda. Si l’on revient au chiffre des réfugiés, on remarque que celui-ci peut avoir tendance à diminuer à certaines périodes, sans qu’il y ait de retour effectif dans le pays(5). Ce phénomène s’explique par les processus de naturalisation depuis les années 1970 qui s’effectuèrent notamment en Tanzanie, en Ouganda et au Zaïre(6). Le chiffre varie aussi selon les différentes méthodes de calculs des administrations centrales ou du HCR, et des intérêts politiques que représente le décompte des réfugiés. Du coté des pays concernés, on a plutôt intérêt à gonfler ces chiffres pour obtenir plus de financement extérieur. Du coté du HCR, on a tendance à baisser les chiffres officiels des administrations.
La vérité se situe sûrement entre les deux(7). Pour Guichaoua, on pouvait estimer la diaspora tutsie entre 500 000 et 590 000 personnes. Ce détour par les migrations régionales permet de mieux nous rendre compte de l’ampleur et de la complexité de la question des réfugiés dans l’Afrique des Grands Lacs, qui est une question centrale depuis les premiers massacres de Tutsis des années 1960 au Rwanda, et dans le déclenchement des évènements à partir de la fin des années 1980. C’est l’une des limites de mes précédents mémoires. On ne peut étudier l’apparition, le déroulement et l’évolution de ces évènements, et en dernière instance, le génocide de 1994, si l’on ne prend pas un minimum en compte le contexte régional à l’échelle de la région des Grand Lacs.
Le FPR se constitue donc à partir des réfugiés tutsis qui s’entassent dans des camps ou zones confinées le long des frontières avec le Rwanda, principalement au Burundi (au Sud) et en Ouganda (au Nord). Le FPR naît en 1987 de cette question des réfugiés, qui s’éternisait dans la région, et qui avait fait du Rwanda le premier pays africain « producteur » de réfugiés depuis les luttes de libération nationale (avec l’Algérie depuis 1954), et des réfugiés rwandais les plus anciens réfugiés du monde. Plus précisément, la constitution en courant politique des réfugiés remontent dès les premières vagues de migrations politiques au Burundi. Elle prend le nom d’Union Nationale Rwandaise (UNAR) dans les années 1960 au Burundi, puis de Rwandese Refugee Welfare Foudation (RRWF) en 1979, puis de Rwandese Alliance for National Unity (RANU) en 1981 en Ouganda.
En 1982, elle s’engage auprès de Yoweri Museveni dans la NRA(8) pour le renversement de Milton Obote qui s’était mis à chasser d’Ouganda les Rwandais et les Ougandais d’origine rwandaise au début des années 1980. Museveni renverse Obote en 1986 et octroie aux réfugiés rwandais qui l’ont aidé à prendre le pouvoir, des postes centraux dans l’Etat major de la NRA et dans l’administration civile. Ainsi le chef d’état major général de l’armée et le chef des services de la sécurité intérieure, ne sont autres que Fred Rwigyema et Paul Kagame (actuel président du Rwanda), les deux principaux dirigeants de la résistance rwandaise et membres fondateurs de la NRA. Mais très vite, le partage du pouvoir avec les Rwandais va susciter des tensions au sein du régime ougandais, ravivant le nationalisme. Préférant préserver la cohésion de son pouvoir nouvellement acquis, et ne souhaitant pas poursuivre l’élan militaire contre le régime d’Habyarimana avec ses amis rwandais pour la même raison, Museveni écarta de la NRA, en 1989, Fred Rwigyema et nombre d’autres officiers d’origine rwandaise.
La situation des réfugiés rwandais en Ouganda n’évoluait donc guère, pris, entre, d’un côté, des promesses de naturalisation ougandaises qui s’éloignaient, et de l’autre, la frontière de leur pays qui leur était toujours fermée. La situation s’empirait même d’autant plus que les réfugiés rwandais chassés par Obote depuis 1982 – qui s’étaient retrouvés à nouveaux réfugiés dans les pays voisins de l’Ouganda (sauf au Rwanda qui ferma sa frontière) – revenaient en Ouganda. Sauf que la différence de situation par rapport à la période sous Obote, tenait de l’expérience acquise de l’aventure NRA, de laquelle la résistance rwandaise, désormais dénommée FPR, ressortait considérablement renforcée politiquement et militairement. En général, si l’on vous empêche de rentrer chez vous et que vous avez des armes, la tentation de les utiliser pour « défoncer la porte » se fait sentir. De plus, même si les élites rwandaises se voyaient écarter du pouvoir ougandais, le soutien du régime de Museveni ne disparut jamais, bien que plus discret et plus lointain. Comme le dit Guichaoua, « il n’est pas nécessaire de se solidariser pour avaliser, ni à l’inverse de s’opposer pour désapprouver. »(9).
Il persiste encore de nombreux mystères quant aux préparatifs de l’offensive du 1er octobre 1990 et du niveau d’implication de l’Etat ougandais, mais il est certain qu’elle n’aurait jamais pu s’organiser sans l’accord de Museveni et de son entourage. Par ailleurs, il est clair que dans la suite du déroulement de la guerre, l’Ouganda servait de base arrière au FPR. Fort de son expérience accumulée, et d’un certain niveau de soutien de l’Etat ougandais, sur le plan militaire, le FPR se savait supérieur aux FAR. La volonté d’affronter le régime d’Habyarimana se ressentait fortement au sein du FPR, plus encore au sein de l’APR. Ainsi le refus d’intégrer les Rwandais réfugiés au sein de la nation ougandaise de la part d’un secteur « anti-rwandais » du régime de Museveni, ainsi que la situation de blocage de ces réfugiés en Ouganda, accompagnée d’un sentiment de supériorité militaire, ces trois éléments constituent l’une des premières causes qui poussa le FPR à engager la guerre au Rwanda.
Cependant, des négociations pour le retour des réfugiés étaient engagées depuis 1985 entre le Rwanda, le Burundi et le Zaïre(10), puis entre le Rwanda et l’Ouganda à partir de 1986 avec Museveni(11). Si les rwandais du FPR voulaient rentrer chez eux, pourquoi avoir rejeté les accords de retour au pays et vouloir rentrer par les armes? Entre 1986 et 1990, 600 000 ougandais, 60 000 burundais, et presque tous les zaïrois réfugiés purent rentrer chez eux. Il est vrai que la situation des rwandais réfugiés restait encore incertaine (seulement 300 retours de rwandais en 1989), mais en 1990, sous l’impulsion du gouvernement rwandais et du HCR qui accéléraient le pas pour enfin commencer à régler la question des réfugiés en Ouganda, 40 000 réfugiés rwandais se préparaient à rentrer au pays. Une visite au Rwanda de « représentants » des réfugiés devait même se dérouler du 27 septembre au 10 octobre 1990, afin de s’assurer des conditions d’accueil et de sécurité. La situation des réfugiés en Ouganda se débloquait donc en 1990. Mais l’Ouganda annula la visite au dernier moment, et quelques jours plus tard, le FPR engageait l’offensive.
« Ainsi, apparaît-il clairement que l’offensive du 1er octobre 1990 visait à court-circuiter les négociations en cours. »(12), écrit Guichaoua. Si le but du FPR était le retour des réfugiés, il l’était sous ses conditions, c’est-à-dire sous son contrôle, et non sous celui du régime d’Habyarimana et des organisations internationales telles les ONG et le HCR. Le FPR envisageait plutôt le retour des réfugiés par la prise de pouvoir à Kigali, et non comme une condition négociée avec le même régime rwandais qui resterait en place. Avec l’offensive du 1er octobre, le Front affichait donc ouvertement ses objectifs : renverser le régime d’Habyarimana et prendre le pouvoir au Rwanda. On notera toutefois que le FPR était divisé entre les partisans d’un retour pacifique négocié (plus proches de la branche politique), et les partisans de la lutte armée pour la prise du pouvoir (plus proches de la branche militaire). C’est l’option militaire qui l’emporta.
Le choix de l’option militaire pour empêcher la poursuite des processus de négociation en cours, était d’autant plus motivé que le retour des réfugiés dans le cadre des accords engagés, viderait la base sociale paysanne de laquelle le FPR tirait sa légitimité et dans laquelle il recrutait. Les 40 000 réfugiés qui se préparaient à rentrer ont certainement fait peur au FPR qui prévoyait probablement que des dizaines de milliers d’autres les suivent à leur tour, alors que le retour des membres du FPR n’était pas garanti, sauf peut être sous la condition d’un désarmement et d’une dissolution de l’organisation. Telles étaient probablement les perspectives que le FPR envisageait si ces négociations réussissaient (il en ressortirait affaibli, voir même disparaitrait), et qui le poussa à stopper le plus vite possible les négociations engagées. Malgré son armée expérimentée et structurée, ces négociations touchaient son point faible : les réfugiés, sa base sociale.
Un autre élément – qui occupa une place centrale sur la scène intérieure rwandaise par la suite – motiva certainement le choix d’attaquer le 1er octobre, et le choix de l’option militaire plus en général. Je veux parler du processus de « démocratisation » du régime qui se profilait au Rwanda. Le discours d’Habyarimana du 5 juillet 1990 qui annonçait officiellement la mise en place prochaine du multipartisme a vraisemblablement inquiété le FPR et l’a poussé à l’offensive trois mois plus tard. En effet, à cette époque, le FPR n’est que très faiblement implanté au Rwanda.
Comme nous venons de le voir, sa base sociale se trouve essentiellement en Ouganda au sein des masses paysannes rwandophones. L’ouverture au multipartisme pouvait gagner et canaliser un mouvement d’opposition au régime qui lui couperait l’herbe sous le pied sur la scène politique intérieure. C’est ce qui se produisit dans un premier temps lors de la création des premiers partis d’opposition. Si les réfugiés rwandais d’Ouganda étaient rentrés au Rwanda, ils pouvaient au moins être encore fidèles au FPR ou sensibles à ses idées. Avec l’apparition de partis d’opposition, le FPR pouvait les perdre définitivement comme il pouvait ne jamais les gagner, de même que les rwandais de l’intérieur, en particulier les rwandais des préfectures du Sud du pays (historiquement en conflit avec le Nord, bastion du président), et en particulier, parmi les Rwandais, les Tutsis.
La perspective du multipartisme représente donc un danger pour le FPR. Comme pour les négociations en cours du retour des réfugiés, il fallait là aussi court-circuiter le processus démocratique, bien que ce dernier n’avait pas encore débuté mais se profilait. On peut alors supposer que le FPR comptait prendre rapidement le pouvoir, avant que l’idée de multipartisme se concrétise. Ainsi, tout nous laisse à penser que les dangers « retour des réfugiés » (avec la délégation ougandaise qui s’apprêtait à se rendre au Rwanda pour le retour de 40 000 rwandais), et « démocratisation du régime » (annoncée par Habyarimana trois mois auparavant), du point de vue du FPR, ont déterminé l’offensive du 1er octobre, aussi bien le choix de la lutte armée pour la prise du pouvoir que le choix de la date qui tombe dans le même temps des avancées politiques à propos des réfugiés et du multipartisme. Le choix de la date du 1er octobre pour engager l’offensive ne relève donc certainement pas du hasard au regard des enjeux qui se jouaient pour l’avenir du FPR. En général, en stratégie militaire comme en politique, l’anticipation, le contrôle et la gestion des « temps » sont souvent la clef de la victoire. « Agir au bon moment » constitue l’une des vertus politiques chez Machiavel.
Conséquences au Rwanda
Avec les processus de démocratisation et de retour des réfugiés, le Rwanda était sur le point de vivre des changements politiques et sociaux majeurs. Par ailleurs, ces deux processus semblent liés car ils interviennent au même moment. La démocratisation semble d’ailleurs être une condition pour le retour des réfugiés. Quoi qu’il en soit, avec son offensive militaire, le FPR fit basculer le Rwanda dans une nouvelle période. Je donne une définition simple à ce que j’appelle « changement de période » : on passe d’une période à une autre lorsque des bouleversements majeurs interviennent dans une société, rompant avec la situation qui dominait jusqu’alors.
Et la situation qui dominait jusqu’alors au Rwanda était celle d’un régime autocratique autoritaire qui écartait ou tuait systématiquement toute opposition ; celle d’un régime qui fermait ses frontières aux réfugiés (dont certain étaient en attente d’un retour depuis des dizaines d’années) ; et celle d’une paix civile qui plaçait les clivages raciaux au second rang par rapport à la période précédente (années 1960 et début 1970), en les masquant presque, comme nous l’avons vu dans la section précédente. Pour reprendre un terme de la psychanalyse que nous avons utilisé dans notre Introduction à la pulsion de mort, on peut dire d’une certaine manière que c’était une période d’ « ambivalence affective » entre Hutus et Tutsis. Hutus et Tutsis se mariaient, étaient amis, avaient des rapports de voisinage, ou professionnels, bref, avaient établi des rapports sociaux « classiques » sous le travail d’Eros, mais malgré ces rapports, les marquages ethniques restaient forts et ancrés dans les esprits.
Ils étaient entretenus par le système de quotas du régime Habyarimana, par l’enseignement scolaire, et l’éducation familiale (les histoires des anciens), reproduisant ainsi la conception ethnique d’une génération à l’autre. Malgré tout, c’était la paix civile. En basculant dans la guerre civile (FPR contre FAR), on change alors de période.
Dans un premier temps, l’offensive FPR surprit « tout le monde », des masses rwandaises au régime, jusqu’aux organisations internationales, même si les services de renseignements rwandais avaient vaguement connaissance d’une préparation d’une offensive depuis l’Ouganda.
Difficile de savoir précisément comment les masses paysannes rwandaises ont perçu cette offensive, mais on peut penser qu’elles l’ont accueillie avec inquiétude, car elle remettait en cause près de vingt ans de paix civile. Malgré de fortes inégalités qui régnaient entre les masses et la classe sociale dominante, et malgré des conditions de vie qui se dégradaient depuis le milieu des années 1980, les Rwandais organisaient leur économie de subsistance, et avaient pris ainsi certaines habitudes de vie, qui étaient désormais menacées par la guerre. Ils se retrouvaient pris au milieu d’une guerre qu’ils n’avaient pas choisie.
L’inquiétude les gagnait certainement par la réaction du régime qui exerça une violente répression envers ceux qu’il considérait comme « opposants » au sein de la classe politique, mais aussi par le retour des massacres de Tutsis. Si de telles répressions du pouvoir était habituelles chez Habyarimana, après l’offensive de 1990, elle renouait cependant avec des pratiques qu’on n’avait pas vu au Rwanda depuis les dernières offensives de la résistance rwandaise, qui consistaient à profiter du trouble causé par l’ « ennemi tutsi » pour faire resurgir le racisme et les massacres de Tutsis, et en profiter pour se débarrasser des « gêneurs » intérieurs. Ces pratiques du pouvoir ont resurgi de plus belle après la mystérieuse attaque qui se produisit dans la nuit du 4 au 5 octobre dans les rues de Kigali. Trois versions circulent à ce sujet d’après Guichaoua: la première, la version officielle du gouvernement rwandais, dit qu’il s’agissait d’un commando infiltré du FPR.
La seconde, à envisager sérieusement me semble-t-il, parle d’une mise en scène du pouvoir pour propager un climat de peur, raviver les haines et justifier les arrestations massives qui suivirent. Enfin la troisième, pense à un mouvement de panique des soldats. Quoi qu’il en soit, près de 13 000 arrestations suivirent cette nuit là, aussi bien des Hutus que des Tutsis, essentiellement originaires des préfectures du Sud, bastion de l’opposition à la clique Habyarimana. Le pouvoir trouvait l’occasion d’intimider ou de se débarrasser des futurs opposants qui se préparaient à l’ouverture politique.
Quant aux massacres de Tutsis, encouragés par la radio qui diffusait des messages de haine, ils se produisirent dans les préfectures du Nord dans les campagnes, bastion de la classe dominante, parmi laquelle se trouvent les plus extrémistes. Jusqu’au génocide, ces massacres étaient orchestrés et perpétrés par les pouvoirs locaux en lien avec certains organes du pouvoir central, puis plus tard par les milices de jeunesse extrémistes. Ils n’étaient pas encore l’oeuvre des paysans hutus comme durant le génocide. On compta 383 Tutsis Tutsis tués dans la préfecture de Gisenyi au nord-ouest du pays, le 11 octobre 1990.
Ainsi, chez les anciens Tutsis, la peur de voir resurgir les massacres, sous la forme de réflexe/vengeance de la part du pouvoir, envers les Tutsis de l’intérieur, devait certainement se raviver. La suspicion et l’inquiétude devait être d’autant plus vraie envers le FPR que celui-ci était en réalité complètement déconnecté des masses rwandaises, y compris des Tutsis. En choisissant la stratégie de la lutte armée, sans que celle-ci ne s’appuie sur une mobilisation des Rwandais, le FPR prend le risque de voir les Rwandais se retourner contre lui, en offrant sur un plateau le discours du patriotisme à Habyarimana. C’est bien ce qui se produisit, au moins au sein des élites tutsies qui prirent le réflexe de l’unité nationale, comme le dit Guichaoua : « Les arrestations massives d’opposants qui suivirent aussitôt confortèrent ce climat de méfiance à l’égard de la rébellion. Il n’y eut guère de voix déviantes et la plupart des intellectuels tutsi, ne se sentant que peu d’affinités avec ces « returnees » potentiels s’associèrent aux diverses manifestations en faveur de « l’unité nationale ».(13) ».
Plus encore, il prenait le risque de voir resurgir les vieux réflexes barbares de massacres de Tutsis après chaque offensive. A forte raison donc, les Rwandais, particulièrement les Tutsis, pouvaient être inquiets des effets de l’offensive du 1er octobre.
Du coté du pouvoir, cette offensive du 1er octobre déstabilisa profondément le régime d’Habyarimana. D’une part car l’attaque du FPR révéla au grand jour l’état de décomposition des FAR, désorganisées, sous-entraînées et sous-équipées, incapables de faire face seules au FPR. A Bruxelles au moment de l’attaque, Habyarimana faisait appel à ses alliés impérialistes pour l’aider à repousser le FPR. Des faiblesses du régime, dont l’autorité même du président au sein des FAR, se révélaient par la guerre. A la veille de l’ouverture au multipartisme que Habyarimana venait lui-même d’annoncer, nul doute que les opposants trouveraient là de quoi s’engouffrer dans la brèche pour diviser et attaquer le pouvoir dominant. D’autre part, l’offensive du FPR faisait resurgir la pire crainte d’Habyarimana : le retour des officiers félons qui avaient manqué de le renverser lors de la tentative de coup d’Etat d’avril 1980.
Et s’il craignait particulièrement le FPR, c’est notamment parce que ses pires ennemis l’avait rejoint, à commencer par le colonel Alexis Kanyarengwe, ex-compagnon de route du coup d’Etat de 1973 qui avait mis Habyarimana au pouvoir, exilé en Tanzanie en 1980, et nommé vice-président du FPR deux jours avant l’attaque. Ensuite, comme nous l’avons vu, à partir de l’attaque du 1er octobre, le régime, du moins les plus extrémistes d’abord, renoua avec le discours et les massacres anti-tutsis, et la diffusion des peurs et des haines au sein de la population.
Si dans un premier temps cette offensive fût un échec pour le FPR, aussi bien sur le plan objectif (repli en Ouganda fin octobre) que subjectif (l’offensive n’a pas déclenché un mouvement d’adhésion des Rwandais, mais plutôt de la suspicion), il disposait cependant de quelques atouts pour mener la suite de la guerre : les pires ennemis (Hutus) d’Habyarimana le rejoignait, ce qui constituait un potentiel point d’entrer au Rwanda pour élargir sa base sociale et son influence ; sa supériorité militaire s’était confirmée face aux FAR ; il avait réussit à affaiblir et déstabiliser son ennemi ; et il disposait d’une base arrière, l’Ouganda, pour s’organiser et se replier. Il n’allait pas tarder à occuper une place centrale, depuis l’extérieur, dans la compétition pour la lutte pour le pouvoir, ouverte par l’instauration du multipartisme. Quant à Habyarimana, avec l’ouverture au multipartisme et l’entrée en scène soudaine d’un FPR offensif, il s’apprêtait à vivre une période d’affaiblissement, de déstabilisation, de divisions, et de remise en cause de son régime, qu’il avait réussi à contenir jusque là par le contrôle du système clientéliste. Mais il ne s’avouait pas pour autant vaincu, « l’ensemble du système de pouvoir mis en place au sein et autour du noyau présidentiel s’était préparé à défendre pied à pied ses positions. »(14). Plus que jamais, la lutte pour le pouvoir s’ouvrait.
2) Continuité et rupture de la politique d’Habyarimana
Après l’offensive du 1er octobre, l’ouverture au multipartisme, officiellement instauré lors de l’adoption de la Constitution de juin 1991, marque le deuxième temps fort de cette nouvelle période. Elle est une dure épreuve pour Habyarimana pour conserver son pouvoir. Déjà affaibli par la crise économique et la guerre, le multipartisme lui réduit la possibilité de contrôle sur ses « clients », ainsi que sur ceux qu’il maintenait exclus du système (notamment ceux du Sud). Ces derniers voient dans l’ouverture au multipartisme, l’occasion de s’extirper du contrôle absolu que le parti-Etat exerçait sur eux depuis le sommet ; la possibilité donc, de concurrencer ouvertement le pouvoir d’Habyarimana et de son Akazu. Dans ce contexte, Habyarimana « rénova » le parti lors du congrès du 5 juillet 1991. Cette manoeuvre consistait surtout à renouveler les cadres du parti afin de conserver ou mettre en place les plus fidèles qui assureront la défense des intérêts du pouvoir face à la concurrence ouverte : « il s’agissait ni plus ni moins de mettre en place les nouveaux dirigeants et les exécutifs préfectoraux qui porteraient les couleurs du MRND et conduiraient les futurs combats, notamment électoraux, au nom de la mouvance présidentielle dans un contexte de réduction des prébendes et de tarissement partiel des ressources du système clientéliste. »(15).
Le parti se préparait à la guerre politique. Le pouvoir entrait dans un double front : la guerre contre le FPR en externe, et la « guerre dans la guerre » en interne. Dans un premier temps, cinq partis d’opposition firent leur apparition, le MDR (Mouvement démocratique républicain), le PSD (Parti social-démocrate), le PL (Parti Libéral), le PDC (Parti démocrate chrétien) et le PSR (Parti socialiste rwandais). Le plus craint était le MDR, aussi bien du coté d’Habyarimana que du coté du FPR, car celui-ci, par ses origines historiques(16), était plus susceptible que les autres de capter et d’incarner un mouvement d’opposition provenant du Sud. Pour Habyarimana, la crainte de la revanche du Sud se profilait.
Le PSD aussi prenait son envol dans le Sud, notamment dans les deux principales préfectures (Butare et Gikongoro), en se présentant comme une rupture vis-à-vis des deux précédents régimes. Il avait du succès aussi bien auprès des Hutus que des Tutsis. Pour le FPR, il représentait donc aussi un concurrent de taille, notamment auprès des Tutsis, ainsi que le PL, « fortement implanté dans le préfectures de Kibungo et de Kigali rural, où se trouvait la deuxième plus importante concentration de population tutsi du pays. »(17).
Dans un premier temps, l’opposition montait en puissance dans le pays, notamment dans le Sud. Des manifestations historiques, sans précédent au Rwanda marquèrent les temps forts de l’émergence de l’opposition, fin 1991 et début 1992. L’idée de démocratie semblait susciter de l’espoir dans de larges couches de la population. Mais très vite, ces espoirs sont retombés, non pas seulement parce que le pouvoir mettait tout en oeuvre pour se conserver, mais aussi parce que les directions de ce mouvement populaire pour la démocratie, les partis d’opposition, ne la souhaitaient pas non plus. Comme nous l’avons dit, ces partis sont essentiellement créés par les « déçus » du régime, qui réclament leur part du gâteau. Les élites de l’opposition ne souhaitent pas détruire le système clientéliste, ils veulent en profiter. A ma connaissance, il n’existait pas d’organisation indépendante de la classe dominante, qui aurait pu canaliser l’énergie « démocratique » des masses, qu’avait produit l’idée de démocratie.
Mais des divisions apparaissaient aussi au sein même du MRND et dans le Nord. C’est ce que Guichaoua appelle « la double fragmentation du champ politique », entre le pouvoir dominant et l’opposition émergente, et entre les élites elles-mêmes au sein du pouvoir. Des fractions se constituaient autour de la question de la stratégie à adopter. Certains étaient partisans d’une ouverture/alliance avec les partis d’opposition, d’autres non et réaffirmaient leur régionalisme.
D’autres étaient partisans de négociations avec le FPR, face aux anti-FPR et anti-tutsis qui affichaient de plus en plus ouvertement leurs positions anti-tutsies, notamment au sein des FAR qui combattaient le FPR sur le front nord. Ainsi, les clivages régionaux et ethniques resurgissaient de plus belle au moment où le système Habyarimana était remis en cause, alors que concernant l’ethnisme, le système était parvenu à le contenir pendant presque vingt ans.
Les facteurs de déstabilisations (multipartisme, et surtout guerre du FPR) ont en premier lieu participé à leurs réactivations. Mais si les tendances extrémistes anti-tutsies existaient au sein du parti, c’est aussi parce qu’Habyarimana les laissaient s’exprimer. On peut d’abord penser que cette étrange politique qui consiste à faire cohabiter des tendances opposées au sein du parti, n’est en fait que la poursuite de la politique de mise en concurrence clientéliste, caractéristique du système Habyarimana que nous avons analysé. Face aux différentes opinons qui s’étalaient, il s’agissait dans un premier temps de les capter toutes pour mieux les contrôler et affaiblir l’opposition. Cette politique ressemble à celle qui captait dans le système clientéliste, les élites du Sud et du Nord, des Hutus et des Tutsis, depuis 1973.
C’est en ce sens que l’on peut percevoir une continuité de la politique d’Habyarimana, comme le remarque Guichaoua : « Ainsi, la continuité prévaut-elle par le refus de faire des choix politiques effectifs, d’opérer des clarifications idéologiques, bref de rompre avec la démarche du parti unique…
Le paradoxe voulut donc que, dans une conjoncture d’extrême polarisation ethnique et régionale, le MRND rénové se déclarât ouvert à toutes les idéologies. »(18). De même, la mise à l’écart de tous ceux qu’Habyarimana considérait comme « concurrents» (comme le renouvellement des cadre du parti au moment des Congrès annuels, ou de manière régulière durant cette période le renouvellement des postes du pouvoir, de l’échelon local au national) ; ainsi que l’assassinat de ceux qui sont considérés comme les plus « dangereux concurrents », ne font que poursuivre la nécropolitique telle qu’Habyarimana l’a toujours menée depuis 1973, mais d’une manière plus intense que jamais. Les deux autres moments que nous avons étudiés, lors desquels une telle nécropolitique poussée à l’extrême s’est déployée, se situait après la tentative de coup d’Etat de 1980, mais surtout en 1973, lors du coup d’Etat. C’était la dernière fois que des massacres de Tutsis s’étaient produits. Et comme nous l’avons vu, ils étaient l’oeuvre d’une stratégie politique macabre.
Toute la question est de savoir si les massacres de Tutsis des années 1990 sont le produit de la « stratégie de l’ethnisme » ou s’ils sont ceux d’une politique génocidaire qui se préparait. Le fait que ces massacres pré-génocide (octobre 1990, mars-avril 1992, et janvier 1993) intervenaient systématiquement dans le contexte des offensives du FPR (1er octobre 1990, juin 1992, février 1993) ou des avancées de l’ouverture au multipartisme(19) (avril 1992) ; le fait qu’à chaque fois le pouvoir profitait du désordre des massacres pour tuer des opposants ; et le fait qu’Habyarimana cherchait à montrer aux puissances impérialistes qu’il était le seul à pouvoir garantir l’ordre dans le cadre nouveau du multipartisme, nous pousse à déceler à nouveau la stratégie de 1973 derrière ces massacres.
Ou bien, dans le cadre de la crise politique profonde que traversait le régime, on peut aussi y voir la marque des plus extrémistes du régime d’Habyarimana, dont ce dernier n’était plus capable de les contenir. Ces deux hypothèses ne sont pas contradictoires, elles peuvent très bien se combiner ou s’alterner.
Cependant, à partir du moment où le génocide de 1994 a bien été planifié en avance du coté du pouvoir, il y a bien un moment où se produit une rupture avec la stratégie de 1973. En effet, si elle consiste effectivement à déclencher des massacres, tout le sens de la stratégie de 1973 réside dans l’arrêt des massacres, le retour à l’ordre. Elle n’est, à priori, pas guidée par l’idée génocidaire. Or, la situation d’ouverture à toutes les idéologies, qui prévalait à un moment au sein du MRND, ne dura pas longtemps.
L’idéologie génocidaire monta rapidement en puissance au sein du parti et domina sur les autres. Les élites tutsies du parti, qui étaient pourtant restées fidèles après l’instauration du multipartisme, le quittèrent après les massacres de mars-avril 1992. Mon hypothèse est que le tournant du pouvoir vers l’idéologie génocidaire s’opère à partir du moment où la milice de jeunesse fasciste, les Interahamwe, devient un nouveau bras armé de l’Etat, à coté des forces armées déjà existantes. A partir de 1992, c’est notamment elle qui est chargée de perpétrer les massacres des Tutsis ainsi que l’assassinat des opposants. Ce tournant s’opère d’autant plus au sein du pouvoir que c’est le cercle restreint autour d’Habyarimana, et Habyarimana lui-même, qui entretiennent un rapport direct avec les chefs de la milice Interahamwe. Le pouvoir la finançait, l’armait, et lui assurait une formation militaire.
1 FPR : Front patriotique rwandais
2 FAR : Forces Armées Rwandaises. Armée de l’Etat rwandais sous le régime d’Habyarimana.
3 APR : Armée Patriotique Rwandaise, branche militaire du FPR.
4 HCR ; Haut Commissariat aux Réfugiés (ONU)
5 En 1964, le HCR et la Croix-Rouge recensaient environ 336 000 réfugiés rwandais répartis dans la région. Dans les années 1970, alors qu’il y avait une nouvelle vague de migrations suite au coup d’Etat d’Habyarimana en 1973, le HCR comptait environ 300 000 réfugiés, soit 36 0000 de moins qu’en 1964. (source : André Guichaoua)
6 Les possibilités de naturalisation s’ouvrirent au Zaïre en 1971. En Tanzanie, 25 000 réfugiés rwandais bénéficiaires de la naturalisation en 1981 (chiffre déduit du compte du HCR en 1990 : 22297 réfugiés en Tanzanie). (source : André Guichaoua)
7 A titre d’exemple, en 1987, le Burundi compte 266 000 réfugiés rwandais, et le HCR 67 684. Actualisé à l’année 1990, Guichaoua estime à environ 80 000 le nombre de réfugiés rwandais au Burundi.
8 NRA : National Resistance Army. Armée ougandaise.
9 André Guichaoua, Rwanda : de la guerre au génocide. Les politiques criminelles au Rwanda (1990 – 1994), La Découverte, Paris, 2010, p. 71.
10 En décembre 1985, le Rwanda, le Burundi et le Zaïre signent un accord sur la libre circulation des biens et des personnes au sein de la Communauté économique des pays des Grands Lacs (GEPLG). (source : André Guichaoua)
11 Le 26 juillet 1986, la direction du parti-Etat d’Habyarimana (le MRND) reconnu le principe d’un droit au retour des réfugiés ougandais.
En février 1988, les gouvernements rwandais et ougandais créèrent un comité conjoint pour traiter de la question des réfugiés rwandais, puis le gouvernement rwandais créa de son coté une commission à propos du problème des émigrés rwandais (remarquons que le gouvernement rwandais emploi le terme d’ « émigrés » et non de « réfugiés »). (source : André Guichaoua)
12 André Guichaoua, Rwanda : de la guerre au génocide. Les politiques criminelles au Rwanda (1990 – 1994), La Découverte, Paris, 2010, p. 65.
13 André Guichaoua, Rwanda : de la guerre au génocide. Les politiques criminelles au Rwanda (1990 – 1994), La Découverte, Paris, 2010, p. 69.
14 André Guichaoua, Rwanda : de la guerre au génocide. Les politiques criminelles au Rwanda (1990 – 1994), La Découverte, Paris, 2010, p. 53.
15 André Guichaoua, Rwanda : de la guerre au génocide. Les politiques criminelles au Rwanda (1990 – 1994), La Découverte, Paris, 2010, p. 86.
16 Le MDR-Parmehutu était le parti du président Kayibanda, qui incarnait la « Révolution sociale » de 1959, parti du pouvoir jusqu’en 1973.
17 André Guichaoua, Rwanda : de la guerre au génocide. Les politiques criminelles au Rwanda (1990 – 1994), La Découverte, Paris, 2010, p. 85.
18 André Guichaoua, Rwanda : de la guerre au génocide. Les politiques criminelles au Rwanda (1990 – 1994), La Découverte, Paris, 2010, p. 92.
19 Le 3 avril 1992, dans le contexte des manifestations et de la montée de l’opposition, Habyarimana accepta de mettre en place le premier gouvernement multipartiste de son régime.
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