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III) Processus d’assujettissement des dominés au pouvoir génocidaire

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Dans un contexte où le pouvoir dominant était remis en cause, il trouva avec l’idéologie génocidaire le moyen de se légitimer à nouveau auprès des masses afin de se conserver. Mais cette fois, il ne s’agissait plus de chercher l’adhésion des Hutus et Tutsis ensemble selon la stratégie de 1973, mais seulement celle des Hutus. Le régime d’Habyarimana ayant conservé les ressorts ethniques durant son règne, il suffisait alors de les réactiver et de les exacerber. Derrière un pouvoir se cache toujours une stratégie de pouvoir. Elle sert à en renverser un autre ou en assurer la reproduction et la conservation.

Ce qui nous intéresse, c’est le processus d’assujettissement dans lequel stratégie de pouvoir et inconscient se « retrouvent ». La répression menace toujours et le pouvoir est en permanence prêt à l’employer en dernière instance, mais ce n’est pas toujours elle qui pousse les dominés à obéir. Les Hutus n’avaient pas d’armes pointées sur eux lorsqu’ils ont tué les Tutsis. Ils ont « librement » consenti à obéir à l’ordre de tuer.

1) Le besoin d’amour et de protection : à la recherche d’un nouveau père

Nous avons déjà vu comment Habyarimana a assis son pouvoir en répondant à la manière dont les besoins d’amour et de protection s’exprimaient au Rwanda au début des années 1970. Dans le contexte de bouleversement des années 1990, de tels besoins se faisaient ressentir à nouveau, puisque face à la crise économique(1), à la guerre, et aux resurgissements des massacres, les Rwandais se retrouvaient pris dans des évènements qu’ils ne maitrisaient pas, les rapprochant de la mort. Le père n’était plus capable d’assurer la protection de ses enfants. Toute la stratégie du pouvoir consista alors à retrouver cette figure protectrice aux yeux des masses. Pour se faire, le père désigna le frère tutsi comme responsable de cette situation insupportable. Si les Hutus voulaient retrouver protection et amour, il fallait d’abord passer par un déchirement familial : le meurtre du frère. L’histoire du « méchant frère » tutsi est celle que racontaient les plus extrémistes au début de l’années 1990, les Interahamwe, puis l’Etat devenu pleinement Etat génocidaire en 1994.

Cette histoire peut se résumer ainsi : « Le peuple hutu est majoritaire au Rwanda. Les Tutsis sont une minorité qui cherche à dominer les Hutus, c’est pour cela qu’ils prennent un air supérieur, hautain envers nous Hutus. Leur taille allongée et fine révèle leur caractère dominateur, calculateur, fourbe. En plus, ils ne sont pas originaires du Rwanda, contrairement à nous. Ils sont comme des parasites qui viennent nous envahir pour nous dominer. Leur projet est de rétablir la monarchie comme avant la « Révolution sociale », période où le pouvoir tutsi nous opprimait et nous exploitait avec les travaux forcés.

D’ailleurs, le FPR est en train d’essayer de reprendre le pouvoir en nous attaquant. Si nous ne les tuons pas, ils nous domineront à nouveau ». Cette histoire n’est pas nouvelle au Rwanda. Elle date de la colonisation des Etats allemand et belge du début du siècle dernier.

Les origines du discours génocidaire depuis l’Etat colonial

Ce sont les Etats allemand, puis surtout belge après le Première Guerre mondiale, qui ont apporté au Rwanda la vision selon laquelle les Tutsis sont un peuple provenant du nord de l’Afrique, et qui ont établi leur domination sur les Hutus qui occupaient déjà le pays. La distinction Hutu et Tutsi existait déjà au Rwanda avant la colonisation, mais elle n’avait pas du tout la même importance ni la même signification que lui ont données les colons, comme l’explique Dominique Franche :

« Quand on demandait à un homme quel était son bwoko(2), il pouvait répondre, selon le contexte, par muhutu (Hutu), mugoyi (habitant de la région de Bugoyi), musinga (membre du clan des Basinga), ou donner sa profession. Il n’existe pas de mot kinyarwanda(1) équivalent d’ « ethnie », par exemple, pour désigner une notion regroupant les seules catégories hutu, tutsi, ou twa. […] Appliqué aux hommes, le bwoko était l’identité sociale, dont le fait d’être hutu, tutsi ou twa n’était pas fondamental. […] Se dire ou être désigné comme Hutu, Tutsi ou Twa correspondait donc, au début du siècle, à une réalité sociale doublement mouvante : elle changeait parce qu’un Hutu pouvait devenir Tutsi et qu’un Tutsi pouvait devenir Hutu, et elle changeait en fonction des interlocuteurs et de la région ».(4)

A partir d’une distinction sociale qui existait déjà, les colons l’ont transformée en une distinction ethnique. Nous sommes là face une double politique raciste de l’Etat colonial : non seulement la terreur déployée dans la colonie résultait du racisme de l’Etat colonial envers les colonisés, mais en plus, l’Etat belge développa un autre racisme au sein de la colonie, entre les colonisés eux-mêmes. Il a travaillé à diviser les Rwandais selon des ethnies imaginaires, à partir de clivages sociaux pré-existants. Derrière le pouvoir colonial se cachait une stratégie de pouvoir, qui consistait à diviser les Rwandais pour mieux asseoir sa domination coloniale, en s’appuyant sur le pouvoir rwandais en place, qu’il assimilait aux Tutsis. Une telle stratégie se révéla ouvertement au moment où l’Etat colonial était remis en cause dans la période ouverte par les luttes de libération nationale à partir des années 1950.

Influencée par la lutte contre le colon belge au Congo voisin, l’élite « tutsie » commença à se retourner aussi contre le colon. Celui-ci retourna alors sa veste, et s’appuya cette fois sur une nouvelle élite « hutue » montante qui remettait en cause le pouvoir tutsi. Alors que, jusqu’à présent, l’Etat belge justifiait le pouvoir tutsi au nom de la « nature dominante » des Tutsis venus du Nord, cette fois, le renversement de ce pouvoir se justifiait au nom de la libération des masses hutues opprimées. C’est à partir de l’exacerbation des divisions ethniques imaginaires, poussées par l’Etat colonial, que les premières haines à caractère ethnique sont nées au Rwanda, puis ont découlé sur les premiers massacres de Tutsis à partir de 1959, puis surtout dans les années 1960.

L’élite tutsie chassée du pouvoir et réfugiée au Burundi voisin, s’organise en résistance, et procède à plusieurs offensives armées depuis le Burundi au cours des années 1960, dans le but de reprendre le pouvoir. C’est à partir de ces incursions, que le nouveau pouvoir hutu agite la menace du retour de la monarchie tutsie, puis procède à l’assimilation de tous les Tutsis à cette menace. Ainsi, après chaque offensive de l’UNAR, des massacres étaient systématiquement perpétrés envers les populations tutsies du Rwanda. Ils étaient l’oeuvre des militants du parti du pouvoir de l’époque, le MDR. La suite, nous l’avons vu, les conspirateurs du Nord élaborèrent la stratégie de 1973 pour prendre le pouvoir à leur tour.

L’histoire du « Tutsi dominateur » resurgit donc dans les années 1990, sans pour autant avoir disparue ces vingt dernières années. Elle sert le pouvoir en péril qui cherche à se recomposer une légitimité auprès des masses hutues. Elle permettait de désigner le frère tutsi comme responsable du drame familial, alors qu’en réalité, le père en était le principal responsable. Il n’avait en fait jamais « aimé » ses enfants, c’est pour cela qu’il n’hésita pas à monter ses fils les uns contre les autres, aux fins de la conservation de son autorité. Par cette stratégie, il évitait aussi que ses fils ne se retournent contre lui, même si, comme nous l’avons vu, l’élan démocratique des masses ne dura pas longtemps. Mais comment le besoin d’amour et de protection ont-t-ils pu pousser les Hutus à croire à cette histoire ?

La force de l’idéologie génocidaire

En reprenant la définition qu’Althusser donne de l’idéologie, dans Le Prince et l’hypocrite, Thévenin nous dit que « la représentation idéologique ne porte donc pas sur le réel (c’est-à-dire sur un objet) mais sur un rapport, le rapport imaginaire que les hommes ont nécessairement avec la réalité. »(5).

L’histoire coloniale et génocidaire du « Tutsi dominateur » relève de l’imaginaire, mais un imaginaire qui se base sur une réalité. L’imaginaire colonial se basait sur un marquage social qui existait déjà au Rwanda. Et l’imaginaire génocidaire se basait sur l’imaginaire colonial qui lui-même se basait sur une réalité de l’époque. Mais pour que cette histoire « prenne » chez les Hutus en 1994, il fallait bien que la réalité du moment ressemble à celle que l’histoire racontait.

Pourquoi croire à cette histoire si « tout va bien pour moi »? Or les conditions de vie des Rwandais se dégradaient depuis la crise économique des années 1980, encore plus depuis la guerre et la « guerre dans la guerre ». Un exemple de représentation d’un rapport que l’imaginaire génocidaire entretenait avec la réalité, concernait le rapport à la guerre contre le FPR. Les offensives répétées du FPR depuis le 1er octobre 1990, confirmait, selon le délire du pouvoir génocidaire, la partie de l’histoire qui racontait que les Tutsis voulaient reprendre le pouvoir au Rwanda et réinstaurer leur domination sur les Hutus. La guerre et la pauvreté rapprochent les individus de la mort. Elle fait resurgir la peur de mourir, que le père protecteur avait réussi à éloigner depuis 1973. « Croire » à l’histoire des génocidaires, permet aux Hutus, non seulement d’identifier le « responsable » de leurs malheurs, mais de retrouver une protection face à la menace de mort, à la fois réelle (guerre, pauvreté) et imaginaire (« Le Tutsi dominateur »). Quant au besoin d’amour, il est lié à l’état de « mort-vivant » dans lequel se retrouvaient de plus en plus de Rwandais, en premier lieu, les jeunes.

La crise économique des années 1980 frappa particulièrement les jeunes dont les perspectives d’avenir se réduisaient à la misère et la précarité. Toute une génération se retrouvait sans travail, ni terres à cultiver. A la limite de la mort du corps, c’est une autre forme de mort qui intervient avant : l’exclusion ou la mort sociale. Ils étaient les « exclus parmi les exclus ». Ce n’est donc pas un hasard si la milice Interahamwe recrutait essentiellement parmi ces jeunes. Elle leur offrait la possibilité de sortir de l’état de mort social, la possibilité d’être à nouveau « aimés » dans une nouvelle famille : la milice. Elle leur donnait un sens à leur existence, qui consistait à « défendre les Hutus de la menace tutsie ». Ces jeunes désoeuvrés passaient d’un statut de mort-vivant à celui de milicien, bras armé du pouvoir génocidaire. Ils retrouvaient la puissance d’exister par la destruction de l’Autre.

Destruction de l’Autre, mais aussi identification aux chefs : Habyarimana et autres hommes d’influence de son entourage, mais aussi les chefs locaux de la milice, qui encadrèrent l’exécution du génocide. A propos des chefs, Thévenin s’appuie sur Freud pour dire que « le meneur n’est pas celui qui s’impose par la seule force, mais celui qui fait briller un surplus de puissance, celui qui se montre plus « libre » que les autres et représente pour eux un idéal correspondant à ce qu’ils voudraient être et qu’ils ne sont pas. »(6). Impuissants face aux évènements qui dégradaient leurs conditions d’existence et les plongeaient au coeur de la guerre et de la misère, ces jeunes trouvaient dans la milice, un sentiment de toute puissance auprès de leurs chefs, qui leur offraient une solution pour faire face à la menace de mort. « L’Autre surpuissant, indestructible, me protège de l’angoisse de mort, de l’angoisse de castration »(7), dit Thévenin. C’est ainsi que se réalise l’identification à un pouvoir.

2) Le passage à l’acte de tuer des masses

Si l’on perçoit mieux le fait que les Interahamwe ont été portés au premier plan du projet génocidaire et de son exécution, il est plus difficile de saisir les mécanismes qui ont poussé la majorité des Hutus ordinaires à passer à l’acte de tuer. Seul un secteur de la population (les jeunes désoeuvrés) avait rejoint la milice et baignait déjà dans l’idéologie génocidaire avant le génocide. Ce n’était pas le cas de la plupart des Hutus qui se sont mis à tuer. Leur passage à l’acte est d’autant plus surprenant qu’il est soudain. La peur de la mort et le besoin d’amour suffisent-ils à expliquer ce passage à l’acte collectif ? En tout cas, les facteurs « pauvreté » et « mort social », même s’ils restent pertinents au Rwanda, ne sont pas suffisants, puisque toutes les classes sociales se sont mises à tuer, comme le confirme le témoignage de Jean-Baptiste : « Le directeur de l’école et l’inspecteur scolaire de mon secteur ont participé aux tueries à coups de gourdins cloutés. Deux collègues professeurs, avec qui on s’échangeait des bières et des appréciations sur les élèves, ont mis la min à la pâte, si je puis dire. Un prêtre, le bourgmestre, le sous-préfet, un docteur, ont tué de leur main ».(8)

La levée de l’interdit de tuer

Dans mon premier mémoire, je tentais d’éclaircir le mécanisme inconscient à l’oeuvre dans le passage à l’acte de tuer. Je m’appuyais sur la théorie des foules de Freud dans Psychologie des foules et analyse du moi. Dans le contexte de foule, les manières de penser, d’agir, d’être de l’individu ne sont plus les mêmes que celle de l’individu pris isolément. Il se sent autorisé à faire des choses qu’il ne ferait pas en dehors de ce contexte. En s’appuyant sur la théorie de Le Bon, Freud tente d’expliquer ce phénomène par trois facteurs : l’effet d’impunité, l’effet de suggestion, et l’effet de contagion.

Pour mieux comprendre l’effet de suggestion, il faut s’intéresser au phénomène de l’hypnose. Lors de hypnose, l’hypnotiseur met le patient dans un état de fascination dans lequel « la personnalité consciente est évanouie, la volonté et le discernement abolis »(9). Le patient obéit à tout ce que lui ordonne l’hypnotiseur. On parle alors de pouvoir de suggestion de l’hypnotiseur. C’est ce même pouvoir de suggestion qui se diffuse aussi dans la foule. L’individu de la foule est plongé dans le même état hypnotique que l’hypnotisé: « Il n’est plus lui-même mais un automate que sa volonté est devenue impuissante à guider »(10). L’effet de suggestion consiste donc en l’obéissance aux ordres qui sont donnés par le meneur de la foule. Nul doute que les encadrants du génocide détenaient un tel pouvoir de suggestion sur une « foule hutue délirante ». Les rescapés, et même les bourreaux, racontent comment les expéditions de tueries se réalisées par groupe de tueurs, comment ils s’encourageaient mutuellement à tuer, et comment, tous les matins avant de tuer, les chefs les regroupaient pour donner leurs ordres. Par l’effet de suggestion (c’est-à-dire d’obéissance), nous retrouvons le processus d’identification au pouvoir (ou au chef) que nous avons abordé précédemment : les individus s’identifient à celui qui incarne leur idéal.

L’effet contagion consiste en la propagation des manières d’agir et de penser parmi les individus de la foule. Pour Le Bon, il est lui-même un effet de la suggestion : la réception de l’ordre donné, ainsi que son exécution, se propagent parmi la foule. Mais le rapport entre suggestion et contagion est complexe, car selon lui, la suggestibilité des individus se trouve être renforcée par l’effet même de contagion. Il y a une sorte d’effets réciproques entre les deux. Comme facteur de passage à l’acte de tuer, l’effet contagion est certainement intervenu lorsque les Hutus ordinaires voyaient se dérouler sous leurs yeux les premiers massacres de Tutsis par les miliciens.

Certainement aussi lorsque, pour inciter le reste des Hutus à passer à l’acte, les chefs argumentaient que les autres Hutus des communes voisines et du reste du pays s’étaient « mis au travail », et qu’il fallait donc suivre le mouvement d’extermination.

Enfin le troisième facteur, l’effet d’impunité, découle du caractère impersonnel de la foule. Noyé dans la foule, l’individu trouve l’occasion de satisfaire des pulsions qu’il lui était impossible de satisfaire habituellement, car « mal vues » ou réprimées par les règles sociales. C’est parce qu’il est plus difficile de désigner un coupable parmi la foule, que l’individu ne ressent plus la menace de répression qui pèse habituellement au-dessus de lui.

C’est en cela que la foule produit un sentiment d’impunité chez les individus. L’effet d’impunité devait être d’autant plus fort au moment du passage à l’acte, que c’est l’Etat (c’est à dire celui qui nous interdit de tuer habituellement) qui incitait à tuer et qui disait explicitement que personne ne sera puni, comme l’explique l’un des bourreaux : « je savais que je ne serais pas puni, je tuais sans conséquence, je m’adaptais sans problème. »(11). Ou bien encore les bourgmestres, les policiers, les fonctionnaires communaux qui criaient « Ce sont des vipères, c’est maintenant qu’il faut s’en débarrasser.

Personne ne sera puni ! »(12), nous rapporte Edith. D’autant plus encore, que tous les Etats et organisations internationales ont littéralement laissé faire le génocide et ont abandonné le Rwanda pendant près de quatre mois d’extermination. A plusieurs reprises déjà, je rapportais le témoignage d’un rescapé qui raconte comment la fuite des casques bleus de l’ONU a conforté les Interahamwe pour le commencement du génocide : « Ils ont éveillé une grande panique parmi les Interahamwes qui piétinaient déjà les rues pour se chauffer avec de petites fusillades catimini. Il y en a qui se sont exclamés : « les Blancs sont là, d’autres vont venir, ils ont des armes terribles, c’est bien fichu pour nous ».

Quand ils ont vu le convoi s’échapper dans la poussière sans un petit stop de curiosité ou de boisson au milieu de la grand-rue, ils se sont félicités avec les Primus et ont claqué les cartouches de leurs fusils en signe de soulagement. Ça se voyait qu’ils étaient débarrassés des derniers gêneurs, si je puis dire »(13). Par cet acte de fuite explicite, alors qu’elle savait que le génocide se préparait, l’ONU brise elle-même l’illusion qu’elle est une supra-organisation au service de la paix. Au Rwanda, entre avril et juillet 1994, on pouvait décidément exterminer en toute impunité. Enfin, un dernier facteur qui renforce l’effet d’impunité, réside dans le fait qu’aucun des auteurs des précédents massacres de Tutsis, ne fît l’objet de condamnations ni même de poursuites judiciaires.

Le génocide : affirmation de la souveraineté de l’Etat ou tendance à l’autodestruction de l’Etat ?

Dans Nécropolitique, Mbembe définit la souveraineté comme la capacité à tuer d’un pouvoir. Ainsi la souveraineté de l’Etat réside dans le droit de tuer. L’Etat définit qui a droit de vie et de mort. Pour le dire autrement, c’est parce que l’Etat détient le monopole de la violence, qu’il est souverain. Ce monopole se révèle au grand jour au moment de la guerre, brisant les illusions « protectrices » que les sujets avaient envers l’Etat, comme le découvre Freud au moment de la Première Guerre mondiale dans Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort : « Chaque ressortissant d’une nation peut, dans cette guerre, constater avec effroi – ce qui, déjà en temps de paix, tendait parfois à s’imposer à lui – que l’Etat a interdit à l’individu l’usage de l’injustice, non parce qu’il veut l’abolir, mais parce qu’il veut en avoir le monopole, comme du sel et du tabac. »(14). On retrouve la même idée chez les marxistes, chez Lénine par exemple, qui réhabilite la définition marxiste de l’Etat, en reprenant Engels: « Engels développe la notion de ce “pouvoir” qui s’appelle l’Etat, pouvoir issu de la société, mais se plaçant au-dessus d’elle et lui devenant de plus en plus étranger. Ce pouvoir, en quoi consiste-t-il principalement ? En des détachements spéciaux d’hommes armés, disposant de prisons, etc. Nous avons le droit de parler de détachements spéciaux d’hommes armés, parce que la force publique propre à tout Etat “ne coïncide plus directement” avec la population armée, avec l’organisation armée autonome de la population”.(15)

Ici, Etat, classe dominante, et violence sont liés: l’Etat est l’Etat de la classe qui détient le monopole de la violence pour défendre ses intérêts. C’est pour cela que l’Etat interdit à ses sujets la violence, car il se la réserve. Et s’il les y autorise dans l’état de guerre, c’est uniquement sous son strict contrôle dans le cadre de l’armée, et contre un ennemi qu’il a lui-même désigné comme tel.

Mais le cas du génocide du Rwanda semble remettre en cause cette souveraineté, en ce que l’Etat génocidaire a diffusé, confié, partagé son droit souverain de tuer avec ses sujets. En effet, ce n’étaient plus seulement les miliciens et les fonctionnaires locaux qui tuaient, comme c’était le cas pour les massacres précédents et au début du génocide, mais tous les sujet Hutus de toutes les classes sociales qui se voyaient remis le pouvoir de tuer. Comment l’Etat peut-il alors affirmer sa souveraineté sur les mêmes sujets dominés ? C’est une caractéristique spécifique du génocide du Rwanda par rapport au génocide perpétré par les Nazis. Si, comme le dit Mbembe en reprenant Foucault, « l’Etat nazi est perçu comme ayant ouvert la voie à une formidable consolidation du droit de tuer, qui a culminé dans le projet de la « solution finale » »(16), alors on peut affirmer que l’Etat du « Hutu power » a également suivi cette voie, mais à cette différence déconcertante, spécifique du génocide du Rwanda, que cet Etat a « partagé » son droit de tuer avec ses sujets.

Dans les deux cas, c’est l’Etat qui a planifié, organisé, et encadré l’extermination. Mais la différence se situe au niveau de la mise à mort. Sous le nazisme, le génocide était perpétré par des individus et des organes directement rattachés à l’appareil d’Etat (SS, scientifiques, police, etc.). La majorité du peuple allemand n’exécutait pas de ses mains « la solution finale », ce qui ne signifie pas pour autant qu’elle ne savait pas ce qui se passait. C’est comme si l’Etat rwandais avait franchit une étape supérieure dans le délire génocidaire. Le cas rwandais interroge alors notre conception de la souveraineté de l’Etat.

Sommes-nous en présence d’un cas de tendance à l’autodestruction de l’Etat génocidaire lui-même ? Je parle de tendance car le rôle de l’Etat est tout de même resté central durant le génocide. Le paradoxe réside dans le fait que, d’un coté, l’Etat, dans sa forme génocidaire, affirme plus que jamais sa souveraineté du droit de tuer; et de l’autre, en partageant son droit de tuer, il dilue sa souveraineté entre les sujets. Mbembe remarquait déjà que la souveraineté des Etats africains s’était déjà affaiblie à partir des années 1980. La nécropolitique contemporaine prenait alors d’autres formes que celles de l’ère moderne, dont l’apparition des milices en est un exemple. Avec les milices, ce ne sont plus directement les Etats qui contrôlent le territoire et usent de la violence, mais des bandes armées relativement autonomes. Cependant, très souvent l’ombre des Etats se cache derrière les milices. Mais les guerres contemporaines ne se déroulent plus comme auparavant, c’est-à-dire par confrontation direct des Etats, mais par milices interposées dans le cas des guerres africaines contemporaines.

Le plaisir de tuer

Jusqu’à présent, nous avons essayé de décrire les mécanismes et les forces qui intervenaient dans le passage à l’acte de tuer pour les Hutus ordinaires. Outre les effets d’impunité, de suggestion et de contagion, au moins un autre phénomène est intervenu, non pas dans le passage à l’acte, mais dans la reproduction de l’acte de tuer qui a duré près de quatre mois. Il s’agit de la satisfaction ressentie par le fait de tuer. Les témoignages des bourreaux sont effrayants lorsqu’ils racontent ouvertement le plaisir qu’il ressentait à tuer :

(Adalbert) « On débordait de vie dans ce nouveau boulot. Et si on devenait chanceux dans le boulot, on devenait joyeux »(17). (Elie) « Tuer au fusil, c’est comme un jeu en comparaison de la machette, c’est beaucoup moins touchant »(18). (Adalbert) « Pour moi, c’était curieux de voir les enfants tomber sans bruit. C’était presque plaisant d’aisance »(19). (Léopord) « C’était suant et dissipant, c’était comme une distraction imprévue »(20). (Pio) « Notre vie de tous les jours était surnaturelle et sanglante ; et ça nous accommodait »(21). (Jean Baptiste) « Plus on tuait, plus la gourmandise nous encourageait à continuer »(22). (Alphonse) « L’homme peut s’accoutumer à tuer, s’il tue sans s’arrêter »(23). (Fulgence) « Pour un petit nombre, ça devenait régalant, si je puis dire »(24). (Alphonse) « Au début c’était une activité moins répétitive que les semailles ; elle nous égayait, si je puis dire »(25).

On y reconnaît la présence de la pulsion sadique (alliage des pulsions sexuelles et de la pulsion d’agression), qui poussent au meurtre de l’Autre et procurent du plaisir lorsqu’elle est satisfaite. Si une telle pulsion de mort a pu se libérer, c’est parce qu’elle y était (enfin) autorisée. On a vu précédemment que l’Etat interdisait la violence à ses sujets, pour se la réserver. Or, le désir de violence ne disparaît pas pour autant chez les individus.

D’une part, car, selon le principe de l’ambivalence affective, la haine couve toujours derrière les relations d’amour dans notre rapport à l’Autre. D’autre part, la plupart des Rwandais avaient toutes les raisons de ressentir de la haine dans leurs conditions de dominés, face aux différents type de nécropouvoirs qui intervenaient dans leur vie jusqu’à les plonger dans des situations extrêmes. La pulsion de mort aurait pu se déployer envers les véritables responsables de leur situation de dominé et d’exploité, au lieu de se déchainer sur leurs proches tutsis, tout aussi pauvres qu’eux. Mais pour cela, encore faut-il en passer par la prise de conscience des illusions qui nous rattachent au pouvoir et nous identifient à lui.

En passer par « la chute des idéalités » nous dit Thèvenin, qui est nécessairement un moment douloureux pour le sujet. Au regard des conditions de vie des Rwandais et du contexte des années 1990, le pulsionnel devait particulièrement être chargé en désir de mort. Le caractère « extrême » de la violence, lorsqu’elle se produit, l’est d’autant plus que la pulsion de mort a été refoulé : « Les pulsions de mort reviennent avec d’autant plus de force qu’elles ont été déniées, se retournant alors en force de mort. »(26). Le plaisir de tuer s’en ressent alors d’autant plus. Comme nous l’avons dans dans leurs témoignages, certains bourreaux expliquent comment le plaisir de tuer les poussait à tuer encore plus.

1 Le Rwanda n’échappa pas à la crise économique mondiale des années 1980, qui eut des répercussions terribles sur les conditions de vie des Rwandais, notamment chez les jeunes.
2 Bwoko : « mot kinyarwanda qui s’applique aux choses comme aux hommes. On peut le traduire par « catégorie », « espèce », « genre », « classe » (au sens le plus neutre). » in Rwanda Généalogie d’un génocide, Mille et une nuits, Les petits libres, 1997, p.18.
3 Kinyarwanda : langue traditionnelle au Rwanda parlée par tous les rwandais.
4 Dominique Franche, Rwanda Généalogie d’un génocide, Mille et une nuits, Les petits libres, 1997, p.18.
5 Nicole-Edith Thévenin, Le prince et l’hypocrite, Syllepse, paris, 2008, p.44.
6 Nicole-Edith Thévenin, Le prince et l’hypocrite, Syllepse, paris, 2008, p. 48.
7 Ibid., p. 48.
8 Edith Uwanyiligira in Dans le nu de la vie, Jean Hazfeld, Le Seuil, 2000, p. 72.
9 Sigmund Freud, Psychologie des foules et analyse du moi (1921), in Essai de psychanalyse, Paris, Payot, 2001, p. 146.
10 Ibid., p. 147.
11 (Léopord) Jean Hatzfeld, Une saison de machettes, Le Seuil, 2003, p. 58.
12 Jean Hatzfeld, Dans le nu de la vie, Le Seuil, 2000, p. 160.
13 Jean Hatzfeld, Une saison de machettes, Le seuil, 2003, p. 101.
14 Sigmund Freud, Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort (1915), in Essais de psychanalyse, Payot, Paris, 2001, p. 17.
15 Lénine, L’Etat et la révolution, 1917, Marxistes Internet Archive, http://www.marxists.org/francais/lenin/works/1917/08/er1.htm#c1.2
16 Achille Mbembe, Nécropolitique, Raisons politiques, 2006/1 p. 29 – 60, p. 32.
17 Jean Hatzfeld, Une saison de machettes, Paris, Le seuil, 2003,., (Adalbert) p. 69
18 Ibid., (Elie) p. 29
19 Ibid., (Adalbert) p. 30
20 Ibid., (Léopord) p. 31
21 Ibid., (Pio) p. 54
22 Ibid., p. 55
23 Ibid., p.55
24 Ibid., p. 57
25 Ibid., p. 67
26 Nicole-Edith Thévenin, Le prince et l’hypocrite, Syllepse, paris, 2008, p. 54.

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