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II.4. Multiplicité numérique ou répétition de l’essence

Le monde ne se présente pas à nous comme un chaos. Les objets de notre expérience ne constituent pas des fragments isolés ; les choses ont en effet une certaine ressemblance. Grace à cette ressemblance qu’elles entretiennent entre elles, les choses peuvent être rangées en classes (91).

Chez l’homme, il y a une pleine conscience de ce fait. Bien que différents de par leurs comportements, leurs humeurs et surtout leur libre choix, les hommes se reconnaissent appartenir tous à une même race, la race humaine. Nous reviendrons plus tard sur cette conscience qui constitue déjà un préalable pour la solidarité.

Le constat que nous venons de faire sur les hommes vaut aussi, selon notre auteur, pour toute nature qui s’offre à notre expérience. « Et de là, le problème : comment une nature, de soi identique, peut-elle être multipliée en plusieurs individus ? (92)» Si l’étant partage avec d’autres étants ce qui le définit, c’est-à-dire son essence, qu’est-ce qui alors le différencie et où situer cette différence ?

C’est encore chez Aristote que cette question est traitée ex professo. L’Idée platonicienne en effet ne permet aucune répétition, demeurant elle-même, même si le réceptacle (la matière) reçoit des reflets de l’Idée qui se distinguent selon les conditions spatiales et produisent la multiplicité (93).

Pour Aristote, l’idée est la forme qui se multiplie dans les choses selon les individus. C’est la matière qui est principe de multiplicité, puisque « tout ce qui est numériquement multiple renferme de la matière, car une seule et même définition, par exemple celle de l’homme, s’applique à des êtres multiples, tandis que Socrate est un. (94)» J. de Finance relève deux difficultés quant à la théorie d’Aristote : le manque de précision sur la façon dont la matière est principe de multiplicité et le manque d’explication à propos de la multiplicité des formes pures, qui meuvent les sphères célestes (95).

Le problème est de savoir à quelle condition une essence est réalisée en plusieurs individus, c’est-à-dire numériquement multipliée.

La multiplicité, selon J. de Finance, suppose la distinction. Une essence qui est réalisée en plusieurs individus rend alors chacun de ces individus différent des autres, puisque l’essence est concrète, elle est l’essence de tel individu. Or, les individus d’une même espèce ont tous « les mêmes déterminations constitutives, la même structure intelligible fondamentale. (96)» Par quel point alors diffèrent-ils ?

Notre auteur répond que c’est leur essence concrète même qui est à la fois le principe de leur différence et de leur identité. «Il est vrai de dire que la nature est la même en Pierre et en Paul. Et il est également vrai de dire : la nature n’est pas la même en Pierre et en Paul. Elle est la même quant à ses notes idéales, elle est différente en tant qu’elle subsiste en deux existants distincts. (97)» Soutenir cela, est-ce vouloir dire que l’essence serait de soi commune et n’acquerrait d’individualité qu’en se posant dans l’existence ? J. de Finance exclut de placer le principe d’individuation dans l’existence. Selon lui, « le principe d’individuation comme le principe du devenir doit être cherché du côté de l’essence, dans un caractère intrinsèque à celle-ci. (98)»

Mais le problème demeure, celui d’expliquer la dualité dans l’essence, qui à la fois se donne comme principe de communauté et d’individuation. Notre auteur propose une solution aristotélicienne, celle de l’hylémorphisme, où la matière et la forme doivent avoir le rapport de l’acte à la puissance. La forme est ce qui, dans l’essence, est principe d’identité, la matière est le principe de diversité (99). « A l’intérieur de l’essence concrète et individuelle, c’est la forme qui apporte la détermination intelligible. Par elle Pierre (ceci que j’appelle Pierre) est homme et non pas cheval, bananier ou rocher. (100)» La matière quant à elle est une indétermination pure : « sa fonction n’est pas de rendre l’être tel ou tel, mais d’être faite telle ou telle, en recevant la forme. Autrement dit, la forme actualise la matière dans la ligne de l’essence : elle joue donc le rôle d’acte ; la matière reçoit la forme, la subit : son rôle est celui d’une puissance. (101)» En la recevant, la matière limite la forme, celle-ci ne s’y déploie pas dans toutes ses possibilités. « Et, en limitant la forme, la matière en permet la multiplication, car la forme ainsi limitée laisse place à d’autres réalisations du même type. (102)» Ainsi se trouve résolu le problème de la répétition de l’essence en plusieurs individus.

Mais on peut envisager la solution autrement : une essence concrète, c’est-à-dire unique, ne se réalise que dans un individu unique. Pour qu’une autre essence de la même espèce puisse se réaliser, elle doit présenter ou comporter une distinction. Cette distinction consiste certes en des notes intelligibles, mais s’il n’y a dans un individu concret que les notes intelligibles pour définir l’espèce à laquelle il appartient, cet individu serait un individu espèce, total et absolu, l’espèce entière (103). Il faut donc admettre au sein d’une espèce que les individus qui la composent n’ont pas une essence qui soit purement acte. Il y a différence entre l’espèce et l’individu, par conséquent une distinction entre la forme et l’essence : « L’âme n’est pas l’humanité. (104)»

D’après notre auteur, cette distinction est parfois fluctuante chez Aristote. C’est Thomas d’Aquin qui la clarifie. Mais, remarque-t-il tout de suite, la thèse thomiste n’est pas sans difficultés. Si, dans l’essence, c’est la forme qui apporte les déterminations intelligibles, et que l’individualité est la détermination suprême de l’essence, faut-il attribuer l’individualité à la forme ? Il précise que la forme n’individualise complètement les êtres qu’à travers la matière. Autrement dit, la forme n’individualise pas par elle-même, quitte à faire autant d’individus que d’espèces. D’où c’est par la matière que la forme est individuée.

Il se pose un autre problème. Comment en effet la matière, en tant qu’indétermination suprême, peut-elle être principe d’individuation, c’est-à-dire de détermination ? De l’avis de J. de Finance, l’individualité ne requiert la matière que pour autant que celle-ci dit altérité et donc négation ; plus encore, elle ne la requiert pas toujours, lorsque la forme suffit à constituer l’être concret (par exemple chez les esprits purs.) (105) Comment donc se fait l’individuation ?

J. de Finance formule la réponse suivante : il suppose une forme unie à une matière qui devient du coup sa matière. Cette union devient un être dans lequel la forme ne réalise que partiellement ses possibilités qui, de droit, sont illimitées. De la sorte, la forme ne s’y épuise pas, d’autres réalisations restent possibles, mais elles ne peuvent avoir lieu que dans un autre être, puisque la forme, appartenant à sa matière – qui par le fait même de l’union limite les possibilités de la forme – devient la forme de cette matière, son propre, et ne peut plus être l’acte essentiel d’un autre sujet. Ainsi, l’essence ne pourra réaliser ses autres possibilités que moyennant une autre forme, dans un autre étant (106).

Pour finir, notre auteur complète sa théorie en faisant intervenir la quantité sous l’aspect de l’étendue, du mouvement et du temps. Il affirme ainsi que « notre individualité dépend de notre situation dans l’histoire autant que de notre position dans l’espace. (107)»

La répétition de l’essence peut alors être considérée comme « l’effet de l’immersion de la forme dans la matière spatio-temporalisée. Ceci, bien entendu, sans imaginer un moment du temps (ou hors du temps) où la forme aurait existé dans sa pureté et sa totalité ! (108)»

Comme on le voit, le problème de la multiplicité numérique est distinct de celui de la multiplication des existants. Mais le premier suppose le second « et ne s’éclaire définitivement que lorsque ce dernier est lui aussi résolu. (109)» Il est donc important de voir maintenant ce qu’il en est de la multiplicité en général ou la pluralité des existants.

91 Cf. ibid., p. 286.
92 Ibid., p. 288.
93 Cf. ibid., p. 289.
94 ARISTOTE, Métaphysique, I, 8, 1074a, 33.
95 Cf. J. DE FINANCE, op. cit., p. 290.
96 Ibid., p. 298.
97 Ibid.
98 Ibid., p. 299.
99 Cf. ibid., p. 300.
100 Ibid.
101 Ibid., p. 301.
102 Ibid.
103 Cf. ibid.
104 Ibid., p. 302.
105 Cf. ibid., p. 303-304.
106 Cf. ibid., p. 305.
107 Ibid., p. 306.
108 Ibid.
109 Ibid., p. 289.

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