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INTRODUCTION

1. L’Humanité repose sur le postulat d’une parenté commune à chacun ses membres. « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits […] et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité » (DUDH, art. 1er). La fraternité unit ceux qui partagent un ensemble de caractéristiques communes : la raison qui anime chaque être humain suffit à affirmer que « tous les hommes sont frères » (1). Puis, l’exercice d’une même profession permet de se traiter en « confrères », une alliance fait naître des « frères d’armes », une nour-rice des « frères de lait ».

2. La fratrie désigne ainsi un ensemble de liens qui se tissent au gré des relations qu’entretient chaque individu au sein de l’humanité. Par l’intensité de ses liens, c’est naturellement dans le cadre familial que la fratrie a trouvé une place privilégiée et que le droit s’est employé à organiser les rapports entre frères et sœurs.

3. La fratrie dans la famille – Selon les fonctions qui lui sont dévolues – éducation, production, secours, transmission, etc. – la famille, véritable « accordéon » (2), se déploie ou se rétracte sans qu’il n’ait jamais été possible d’en donner une définition unique (3). Schématiquement, il serait possible d’opposer à une famille « des temps ordinaires » réduite aux parents ou au couple et aux enfants, une famille « des temps de crise » (4), plus élargie. La fratrie, avec les ascendants, les alliés, voire les proches, n’interviendrait que dans le second cas, afin de suppléer l’État dans sa mission de sauvegarde de l’ordre public. Le frère se voit alors reconnaître des préro-gatives particulières telles que l’opposition à mariage (C.civ., art. 174), l’organisation de mesures de protections (C.civ., art. 456) ou la mise en œuvre des mesures d’assistance éducative (C.civ., art. 375-3).

4. Or, dans la famille nucléaire, la fratrie est dépassée par l’intérêt de l’enfant pris isolément tandis que dans la famille élargie, elle est absorbée par le cercle des proches auquel le droit n’accorde d’effets qu’au regard des « sentiments exprimés » par l’intéressé (C.civ., art. 456). L’autonomie de la fratrie semble difficile à admettre alors que le droit n’en tient compte qu’à travers les intérêts particuliers de ses membres. Aussi, la fratrie est-elle, « pour l’essentiel, un empêchement à mariage et une vocation successorale de deuxième ordre – un interdit, une espérance -, quelques bribes d’appoint et beaucoup de silence » (5). Il s’ensuit une indifférence quasi-unanime à l’égard des frères et sœur ; la fratrie étant réduite à un schéma sommaire (6), une « ligne collatérale » (7), « humiliée » (8), sinon « inutile [et] plutôt encombrante » (9).

5. Ce désintéressement pour la fratrie résulte, semble-t-il, de deux postulats erronés. D’une part, la fratrie n’est abordée qu’à travers un droit contraignant, sans rechercher si des normes sociales ou des règles plus permissives ne participent pas également de sa définition. D’autre part, l’étude des liens fraternels est souvent limitée aux relations entre enfants d’un même parent et fait l’économie d’une réflexion indispensable sur la définition-même de la fratrie. Or, toute tentative de définition de la fratrie révèle d’emblée l’intérêt de l’histoire et du droit pour cette institution particulière.

6. Ambiguïté de la définition – La définition de la fratrie paraît, à première vue, évidente (10). Le droit comme le langage courant désignent par ce terme « l’ensemble des frères et sœurs d’une même famille » (11). En revanche, le sens de « frère » demeure imprécis (12). Le vocabulaire juridique ne le définit qu’au pluriel, comme les « fils d’un même père et/ou d’une même mère » (13). La fratrie juridique comprend alors sans distinction les frères germains, issus de deux parents communs et les demi-frères, utérins – de même mère – ou consanguins – de même père.

Alors que le droit se contente d’un lien de filiation commun, la sociologie intègre également la résidence de l’enfant pour délaisser ou dépasser la consanguinité. La fratrie se trouve alors enrichie des « quasi-frères », dont un parent de l’un est uni à un parent de l’autre. La définition de la fratrie dépend donc de l’importance respectivement donnée au lien d’affection ou de filiation. L’affectif peut alors prendre une place que le droit ignore, au risque de confondre fratrie et fraternité.

7. Fratrie et fraternité – L’équivoque est pourtant entretenue par les définitions juridiques de la fraternité (14). Comme « synonyme de la fratrie », celle-ci désigne le « lien de parenté entre frères et sœurs » mais également l’« idéal d’affection entre ceux qui se traitent ou devraient se traiter comme frères (15)» . Le droit reste étrangement aussi imprécis que le langage courant qui associe à la fraternité aussi bien le « lien de parenté qui unit les enfants issus des mêmes parents » que celui « unissant des êtres qui, sans être frères par le sang, se considèrent comme tels » (16).

8. En effet, la fratrie a longtemps été perçue comme un rapport humain idéal, sur le modèle de la fraternité chrétienne. Le terme grec de phratria désigne le groupe se rattachant un même ancêtre, un clan organisé autour d’un culte commun, plus proche de la gens romaine que de la fratrie actuelle. Celui de frater, en latin, entretient la même ambiguïté. Il s’entend sous la République des enfants nés d’un même père et d’une même mère (Lettres de CICERON à ATTICUS, 68 av-JC), tandis que dès l’ère chrétienne, la Vulgate l’emploie indifféremment pour désigner les frères Caïn et Abel (Gen., 4, 9-10) ou l’ensemble des croyants (Epître de St Paul aux romains, 8, 29). La fratrie comprend l’ensemble des membres d’une même religion aussi bien dans la pensée chrétienne, hindou (17) que musulmane (18).

9. Par extension, la fratrie a aussi pu désigner des rapports sans aucun caractère familial, tels que les congrégations de moines, de francs-maçons ou des institutions proches de l’adoption ou de la société comme le parrainage, le compérage ou l’affrèrement (19). Ces différentes institutions ont pour propriétés communes l’égalité entre les membres et l’organisation d’une entraide tendant à suppléer la carence de la famille, notamment dans les classes populaires. Elles illustrent ainsi un idéal d’égalité et de solidarité entre les membres de la fratrie qui n’a pourtant pas toujours été une réalité.

10. La fratrie dans l’histoire – L’évolution historique de la fratrie est loin d’être linéaire ; « l’histoire a ses à-coups » (20). Certaines données de fait ou, à l’inverse, certains idéaux, perturbent la compréhension des rapports entre frères et sœurs. Appréhendée à travers sa composition, la fratrie a connu des évolutions qu’il convient de relativiser (21).

11. Réduction de la fratrie –D’une part, la réduction de la taille des fratries doit être tempérée (22). Il est vrai que la natalité a fortement décru avec le temps, et si le Moyen-âge connaissait fréquemment des fratries de plus de dix enfants, le taux de natalité n’était, en 2011, que de 2,02, en France. Cependant, le fort taux de mortalité infantile réduisait autrefois le nombre d’enfants atteignant l’âge adulte ; les fratries n’étaient, de fait, composées que de deux à quatre membres au Moyen-âge (23). Avec la baisse de la mortalité infantile, un français de vingt ans avait en moyenne 3, 6 frères et sœurs au XVIIIe siècle (24).

12. La décroissance de la fratrie ne s’est réellement manifestée que durant la seconde moitié du XXe siècle (25) (Annexe 1). C’est ainsi qu’en 2006, plus de 45 % des enfants de 0 à 18 ans n’avaient qu’un frère ou sœur et près de 20 % étaient enfants uniques. La décomposition du couple parental réduit par ailleurs le nombre de membres de la fratrie (0-24 ans) vivant effectivement ensemble à 1,89.

13. Diversification des fratries – D’autre part, l’hétérogénéité des fratries n’est pas inédite. L’institution de l’adoption offrait au chef de famille, dès l’Antiquité romaine, la faculté de modifier la composition de la fratrie (26). Par ailleurs, au gré du décès précoce de l’un ou l’autre des époux, le couple parental a toujours été amené à se remodeler. Au XVIIIe siècle, dans la région parisienne, 30 à 40 % des mariages célébrés comprenaient au moins un veuf (27). Il n’a donc jamais été exclu que la fratrie comprenne d’autres membres que les seuls enfants de deux mêmes parents.

14. C’est dès le XIXe siècle que seraient apparus les termes de « demi-frères » ou « demi-sœurs » (28). Ces situations n’ont donc rien d’inédit aujourd’hui et demeurent en une proportion significative mais toutefois limitée, tandis que « les recompositions familiales n’augmentent pas » (29). Les fratries complexes représentaient, en 2010, seulement 4,4 % de l’ensemble des fratries (Annexe 3).

15. Au XXe siècle, à la suite de l’ouverture du divorce, se joignirent aux demi-frères des frères et sœurs par l’alliance, parfois qualifiés de « quasi-frères », unis par l’union d’un de leurs parents respectifs. Déjà envisageable en cas de remariage de veufs ayant des enfants issus d’un premier lit, cette situation demeure encore assez rare (0, 8 % des fratries, soit 1,1 % des enfants de moins de 25 ans, en 2006 ; Annexe 3). En revanche, la multiplication des divorces a pour conséquence le risque d’éclatement de la fratrie entre les deux parents, situation qui ne se concevait pas en cas de décès prématuré d’un des parents (30). Toutefois, les enfants demeurent très majoritairement avec leur mère en cas de rupture du couple parental (78 % en 2007 ; Annexe 4) (31), ce qui n’a là non plus rien d’inédit puisque les veuves ont toujours été plus nombreuses que les veufs.

16. Or, le rattachement de la fratrie à la mère contredit son fondement traditionnel reposant sur la soumission au chef de famille, et donc au père. Les évolutions les plus manifestes de la fratrie concernent, en effet, moins sa composition que sa nature et les fonctions qui lui sont dévolues.

17. Soumission de la fratrie à la parenté – La fratrie n’est jamais déterminée qu’en référence à une parenté commune, par une soumission, ou à l’alliance, par la prohibition de l’inceste (32). Elle ne trouve pas, semble-t-il, de définition propre.

18. Exemple le plus frappant, « la parenté romaine est, de son cercle le plus étroit à son cercle le plus large, ex-clusivement assise sur l’unité de puissance domestique » (33). Le cercle familial le plus étroit, la domus, englobe indifféremment sous l’autorité du paterfamilias les enfants, biologiques ou adoptés et leur propre famille, l’épouse et les domestiques. Au décès du paterfamilias, chaque frère devient à son tour maître de sa femme et de ses enfants, ainsi que de ses sœurs. Entre frères, subsiste un lien d’agnatio (puis de cognatio), source de droits successoraux, d’empêchements à mariage et d’une charge tutélaire à l’égard des agnats incapables (34). Le lien d’agnation se mue, avec les générations, en un cercle purement social et politique, la gens, désignant l’ensemble des personnes revendiquant un ancêtre commun, le plus souvent mythique.

Quelle que soit l’étendue du lien familial envisagé, celui-ci n’a donc d’existence qu’au regard de sa dépendance à l’égard d’un auteur commun. Tout le long du Moyen-âge, le lignage reste également l’institution familiale prédominante. La fraternité dépend exclusivement de la filiation, tandis que la famille se resserre autour des descendants directs du chef de famille. Seule la fraternité spirituelle trouve une certaine autonomie sous forme de communautés monastiques.

19. Le Code civil n’a pas rompu avec cette approche, tout en faisant désormais prévaloir l’alliance sur la filiation. Si, en 1804, la grande famille lignagère se recentre sur un foyer conjugal plus étroit, la fratrie demeure définie principalement à travers l’interdiction de l’inceste. Puisque l’alliance a pris le rang de la filiation, la fratrie du XIXe siècle, autrefois soumise au lignage, place sa définition sous la dépendance du couple (35).

20. Son autonomie n’a finalement été consacrée qu’avec la Loi du 30 décembre 1996 (36), posant un principe de non séparation des frères et sœurs (C.civ, art. 371-5). Désormais, ceux-ci ne sont plus appréhendés uniquement à travers un lien de filiation commun ou l’interdiction d’une alliance, mais comme entité autonome et solidaire (37). La fratrie serait alors « érigée en l’un des fondements de la cellule familiale, afin de lui permettre de se maintenir comme entité stable » (38). Cette autonomie nouvelle est pourtant paradoxale car, parallèlement, les droits des collatéraux, absorbés par des intérêts individuels, tendent à s’effacer devant la prééminence du couple ou de l’enfant (39).

21. Egalité fraternelle – Si la dépendance de la fratrie à l’égard du chef de famille est une constante abandonnée que très récemment, l’égalité des frères et sœurs n’a jamais été consacrée de manière définitive. Dès le droit romain, il a existé une stricte égalité entre membres de la domus s’agissant de la dévolution de la succession (40). « Il est de droit constant que les biens des pères et mères morts ab intestat doivent être divisés également entre les fils et les filles » (Justinien, C., 3, 36, 11). La rupture est là totale avec de nombreux droits contemporains, tel le droit hébraïque, prévoyant à la fois un privilège de masculinité et un droit d’aînesse (41). L’égalité romaine cédait cependant s’agissant de la succession des agnats, collatéraux plus éloignés, au préjudice des femmes autres que la sœur du de cujus.

22. Le droit Franc ne connaît pas non plus de privilège d’aînesse. « Au moins jusqu’au IX-Xe siècle, prévaut une égalité des enfants mâles » (42). En revanche, il existe en présence d’héritiers masculins, une exclusion des femmes des successions foncières. La règle trouve son fondement dans la crainte que la terre de la famille – principale richesse de l’époque – ne sorte de son patrimoine à l’occasion d’un mariage. Sous l’Ancien-Droit, des régimes spécifiques se développèrent, s’agissant notamment de la transmission du fief. En fonction de l’importance accordée au bien, l’aîné, mâle, se vit accorder une part successorale plus grande, voire exclusive.

Finalement, l’inégalité entre frères et sœurs procédait davantage de la diversité des coutumes, des régimes spéciaux et de la place laissée à la volonté du testateur dans la répartition des biens entre ses héritiers. En outre, et la règle est constante, les enfants naturels, considérés comme étrangers à la famille, n’héritaient pas : « Bâtards ne succèdent point ». Tout au plus, pouvaient-ils demander des aliments à leurs parents. L’égalité, relative entre les membres d’une fratrie légitime, cédait chaque fois que la filiation des héritiers était de nature différente.

23. Aussi, l’égalité, spécialement successorale, donna-t-elle lieu à de nombreux débats sous la Révolution (43). Elle fut d’abord garantie par la mise en place d’un droit national unifié. Après la nuit du 4 août, le Décret du 15 mars 1790 supprima tout droit d’aînesse et de masculinité. MIRABEAU s’exclama, devant la Constituante, qu’« il n’y [avait] plus d’aîné, plus de privilégiés dans la grande famille nationale » (44). Mieux, la loi du 12 brumaire An II assimila, du point de vue successoral, l’enfant naturel simple à l’enfant légitime.

24. Si le Code civil se montra tout aussi rigoureux dans la protection des enfants légitimes à travers l’instauration d’une réserve héréditaire stricte, il exclut du bénéfice de cette égalité les enfants naturels, a fortiori adultérins ou incestueux. Ces mêmes auteurs qui affirmaient que « tous les hommes sont égaux devant une législation conforme à la nature » (45), défendirent ensuite une vocation successorale moindre pour les enfants naturels (C.civ., art. 340, anc.), nulle pour ceux issus de relations adultérines (C.civ., art. 331, anc.). La jurisprudence admit toutefois que le mariage des parents permît de purger la filiation de son vice originel (46). Puis, malgré la résistance de certains auteurs (47), l’opinion publique, la doctrine et le législateur se montrèrent de plus en plus favorables à une égalité entre membres de la fratrie, quelle que soit leur filiation.

25. Le droit ne pouvait, en effet, résister aux données de fait : alors que les naissances hors mariage ne représentaient que 8,5 % () des cas en 1965, elles atteignaient 30 % en 1990 (48) et 55 % en 2011 (Annexe 2). Les lois du 3 janvier 1972 et 3 décembre 2001, et enfin, l’ordonnance du 4 juillet 2005, mirent fin à la distinction entre filiation naturelle et légitime. Sous la seule réserve de l’interdiction pour les enfants incestueux d’établir leur double filiation, « tous les enfants dont la filiation est légalement établie ont les mêmes droits et les mêmes devoirs dans leurs rapports avec leur père et mère » (C.civ., art. 310). L’égalité juridique entre frères et sœur ne saurait pourtant effacer un privilège toujours patent dont jouit l’aîné (49), à travers sa réussite scolaire et sociale (50).

26. Fonctions historiques de la fratrie – Paradoxalement, l’avènement de la fratrie comme institution familiale autonome révèle un décalage entre les fonctions qui lui sont réellement associées et l’idéal de fraternité (51). Alors que les institutions revendiquant une similitude avec la fratrie – affrèrement, confréries, etc. – se caractérisent par une solidarité et un rapprochement de leurs membres, les fonctions de la fratrie sont tout autres.

27. Fonction d’éclatement – Sa fonction première est, historiquement, celle d’un éclatement, afin de garantir l’échange entre les familles (52). Les mythes fondateurs de la pensée européenne reposent d’ailleurs sur des relations fratricides, tel le meurtre de Remus par Romulus ou l’affrontement de Caïn et Abel (53). L’anthropologie et la psychanalyse décrivent la fratrie comme n’ayant pour seul but que l’organisation des rapports de concurrence entre frères et sœurs, afin de garantir l’exogamie et un affrontement pacifié. C’est cette fonction qui semble prévaloir en droit, toutes époques confondues, à travers la prohibition de l’inceste – l’excès d’amour fraternel – et du fratricide – l’absence d’amour (54). La réalité est donc très éloignée de l’idéal de fraternité qui irrigue la pensée juridique, jusqu’aux fondements de la Constitution française (Const., art. 2, al. 4) (55).

28. Fonction de solidarité – La fonction de solidarité de la fratrie ne saurait être ignorée pour autant. La fratrie tend généralement à suppléer la carence des parents (56). En droit romain, le frère dans l’opulence devait des aliments à celui dans le besoin, y compris au profit du frère naturel (Justinien, Nov. 89, 12,6) et assumait la charge tutélaire du cognat incapable (57). Au Moyen-âge, la différence d’âge entre membres d’une même fratrie pouvait être considérable en raison de la forte natalité et le taux élevé de mortalité infantile. Il en résultait des relations « obliques » (58) entre les collatéraux dont l’écart d’âge se rapprochait de celui existant entre générations différentes. Dès lors, en cas de décès des parents, l’aîné assurait naturellement une fonction de protection des cadets. Une obligation alimentaire demeura à des conditions strictes et se vit, dans les lignées nobles, suppléée par un devoir de protection presque vassalique des cadets mineurs par l’aîné majeur (59). Aujourd’hui encore, l’assistance entre frères intervient avant tout en situation d’isolement (décès des parents, célibats) et subsidiairement à celles des parents en enfants (Annexe 5).

29. Pourtant, ces relations n’ont pas été consacrées par le droit français qui refusa d’établir une obligation alimentaire entre collatéraux. Il limita l’entraide fraternelle à un rôle secondaire dans l’organisation des tutelles – finalement dissout par la Loi du 5 mars 2007 (C.civ., art. 449). La fratrie aurait désormais perdu, en droit, toute dimension fraternelle.

30. Il ressort de son histoire houleuse que la fratrie, comme la famille, connaît des constantes – dimension, hétérogénéité, subordination à la puissance parentale, éclatement – et des aspects plus contingents – égalité, autonomie, solidarité. Comme la famille, la fratrie appartient à la fois au droit et aux mœurs et ne saurait être comprise à travers sa seule législation. Or, la loi et le fait évoluent et exigent une analyse dynamique de cette institution, à la marge du droit et du non-droit.

31. La fratrie dans la société contemporaine – D’une part, l’instabilité du couple n’est plus à démontrer (60). L’étiolement de ce pilier traditionnel de la famille a pour conséquence un affaiblissement des liens de solidarité qui existaient entre alliés. Lorsque le couple survit, il se présente avant tout comme un espace d’épanouissement personnel qui ne saurait impliquer le sacrifice de l’individu au profit de la communauté. D’autre part, l’allongement de la durée de la vie fait peser sur les générations actives une charge de plus en plus lourde. Les transferts de richesses verticaux ne garantissent plus une aide suffisante aux générations dans le besoin. Enfin, les ressources de la solidarité nationale ne sauraient faire face à la paupérisation de la société dans son ensemble (61). L’Etat ne peut intervenir qu’en cas de défaillance de la famille (62).

32. Déjà, lors du centenaire du Code civil, Julien BONNECASE pouvait affirmer que « la famille entendue [comme le groupe des ascendants et des descendants] ne se suffit pas organiquement à elle-même ; il lui faut, pour avoir toute sa vitalité et toute sa stabilité, un cadre de sympathie constitué par les collatéraux » (63). Or, l’instabilité du couple, l’insuffisance de la solidarité intergénérationnelle, le désengagement inéluctable de l’État impliquent, aujourd’hui plus que jamais, la recherche de liens susceptibles de se substituer aux institutions sociales et familiales défaillantes.

33. Dans ce cadre, la fratrie, dévalorisée par le droit positif, présente une potentialité certaine (64). Elle apparaît, premièrement, comme un lien moderne. Le statut de frère est, certes, imposé mais il appartient aux frères de déterminer les charges qu’ils souhaitent supporter en cette qualité. A l’opposée de la filiation ou de l’alliance, choisis mais liés à un statut contraignant, la fratrie est imposée mais ouvre un espace de liberté, privilégiant l’incitation à la contrainte, le permissif à l’obligatoire, l’affinitaire au statutaire. « La “modernité” de la germanité s’opposerait au “passéisme” du lien de filiation » (65).

Deuxièmement, la fratrie joue un rôle de « substitut ». Ses liens deviennent d’autant plus étroits que les frères et sœurs n’ont pas de conjoint ou d’enfant et s’intensifient entre personnes âgées sans descendants, lorsque le parent commun est décédé (Annexe 5). Les liens fraternels s’expriment, spontanément, en cas de défaillance des autres institutions familiales. C’est donc dans les situations nécessitant une forme nouvelle de solidarité que la fraternité se renforce naturellement (cf. supra, n°29).

Sans entraver la liberté et l’épanouissement de ses membres, la fratrie pourrait alors répondre à la carence de la famille et de la solidarité nationale en développant ses effets encore embryonnaires (66).

34. Les contradictions de la fratrie – Ce renouveau de l’intérêt de la fratrie commande d’en rechercher son identité. Or, une contradiction apparaît entre les fonctions qui y sont attachées et la définition qui en est donnée. Paradoxalement, alors qu’un statut semble découler de la seule qualité de frères et sœurs, indépendamment de toute référence à la filiation ou l’alliance, l’identification de la fratrie reste déterminée par le lignage. Le droit persiste à définir la fratrie par la parenté juridique commune aux frères et sœurs, tout en admettant qu’elle s’émancipe de la filiation comme institution autonome.

Un paradoxe réside donc dans le fait d’attacher un corps de règles à la fratrie, en raison des liens horizontaux, de droit ou de fait, qui unissent les frères et sœurs, tout en la définissant par une parenté commune, lien vertical réduit à sa dimension juridique. Précisément, la fratrie ne peut être définie uniquement par une parenté commune alors que les particularités de ses liens permettent d’y attacher des effets indépendants de la filiation.

35. Dépassement de la contradiction – Cette contradiction ne peut donc être dépassée qu’en recherchant les fondements des règles attachées à la fratrie. Si son régime se justifiait par la seule parenté commune aux frères et sœurs, la définition de la fratrie en référence à la filiation pourrait être admise (67). A l’inverse, s’il apparaît un régime propre à la fratrie, indépendamment de tout rapport à la filiation, sa définition doit être repensée afin de la faire coïncider avec ses fonctions. C’est pourquoi la définition de la fratrie ne pourra être appréciée qu’après avoir recherché si la fratrie existe en tant qu’institution autonome. La fonction commande la définition (68).

36. Or, il apparaît que sont attachés à la fratrie des effets, certes, lacunaires mais indépendants du lien de filiation commun ou de la seule qualité de proches. Ces effets, en l’absence de fondements propres, ne suffiraient pas à identifier une institution autonome. Or, le régime de la fratrie repose sur deux fonctions qui lui sont historiquement attachées et indépendantes des rapports de filiation ou d’alliance : l’émancipation des frères et sœurs et une forme originale de solidarité. La fratrie pourvue d’effets et de finalités propres serait reconnaissable comme institution autonome.

37. Dès lors, l’existence d’un auteur commun ne peut plus justifier à elle seule les règles régissant les rapports entre frères et sœurs. Admettre l’autonomie de la fratrie comme institution commande de définir la qualité de frères et sœurs au regard des seuls liens qui les unissent, sans le recours à d’autres institutions familiales. Ce n’est qu’après avoir dégagé les critères permettant de qualifier deux personnes de frères ou sœurs qu’il sera possible d’apprécier si les distinctions effectuées entre frères germains, demi-frères, quasi-frères ou tiers sont justifiées.

Aussi, la découverte d’un corps de règles particulier à la fratrie reposant sur des fonctions propres (Chapitre Premier) permettra de déterminer quels rapports de droit ou de fait la fratrie doit recouper (Chapitre Second).

Nota : le terme de frère sera employé pour désigner indifféremment les frères et sœurs.
1 Dictionnaire de l’Académie Française, 9e éd., 1986, v° « frère » ; GANDHI, Tous les hommes sont frères, Folio, 2003, 313 p.
2 Raymond LINDON, « La ʺfamille accordéonʺ », JCP, 1965, I, chron. 1965
3 Judith ROCHFELD, Les grandes notions du droit privé, PUF, 2011, p. 110
4 Anne-Marie LEROYER, Droit de la famille, PUF, 2011, p. 52
5 Gérard CORNU, « La fraternité. Des frères et sœurs par le sang dans la loi civile », dans Ecrits en l’honneur de Jean Savatier. Les orientations sociales du droit contemporain, PUF, 1992, p. 29 ; L’art du droit en quête de sagesse, PUF, 1998, p.85
6 Alain BENABENT, Droit de la famille, Domat, 2e éd., sept. 2012, p. 5
7 René MAURICE, « Les effets de la parenté et de l’alliance en ligne collatérale », RTD Civ., 1971, p. 251
8 Jean-Pierre MARGUENAUD, « L’affaire Burden ou l’humiliation de la fratrie », obs. sur CEDH, Gr. ch., 29 avr. 2008, Burden c. RU, RTDH, 2009, p. 513
9 Véronique DAVID-BALESTRIERO, « L’unité de la fratrie », dans Mélanges Gilles Goubeaux, Dalloz, 2009, p. 71
10 Le terme est cependant récent : il est encore absent de la 8e édition du Dictionnaire de l’Académie Française (1932-1935)
11 Dictionnaire de l’Académie Française, 9e éd., 1986, v° « fratrie »
12 Evelyne FAVART, « Désigner les frères et sœurs : différences lexicales et sémantiques », IS, mai 2012, n° 173, p. 8
13 Gérard CORNU, Vocabulaire juridique, (association H. CAPITANT), PUF, août 2011, v° « frères »
14 Véronique TARDY, « Les fraternités intrafamiliales et le droit », LPA, 2 nov. 1999, n° 218, p. 7
15 Gérard CORNU, Vocabulaire juridique, op. cit., v° « fraternité », « fratrie »
16 Dictionnaire de l’Académie Française, 9e éd., 1986, v° « fraternité »
17 GANDHI, Tous les hommes sont frères, op. cit., p. 205
18 « Les croyants ne sont que des frères. Établissez la concorde entre vos frères, et craignez Allah, afin qu’on vous fasse miséricorde » (S. 49, V. 10, Les Appartements)
19 Jean-Philippe LEVY, André CASTALDO, Histoire du droit civil, Dalloz, 2e éd., 2010, p. 1524 ; Anita GUERREAU-JALABERT, « Les structures de parenté dans l’Europe médiévale », Économies, Sociétés, Civilisations, 1981, n° 6, p. 1028
20 Jean CARBONNIER, Flexible droit, LGDJ, 10e éd., 2007, p. 279
21 Michel ORIS et alii., Les fratries. Une démographie sociale de la germanité, Population, famille et société, vol. 6, 2007
22 Laurent TOULEMON, « Combiens d’enfants, combiens de frères et sœurs depuis cent ans ? », Population et Sociétés, déc. 2001, n° 374, p. 1
23 Didier LETT, « Les fratries dans l’histoire », IS, mai 2012, n° 173, p. 13
24 Michel ORIS et alii,. Les fratries. Une démographie sociale de la germanité,, p. 16
25 Fabienne DAGUET, « La fécondité en France au cours du XXe siècle », INSEE Première, 2002, n° 873
26 Jean-Philippe LEVY, André CASTALDO, Histoire du droit civil, Dalloz, 2e éd., 2010, n° 134, p. 177
27 Didier LETT, « Les fratries dans l’histoire », art. cit., p. 18
28 Dictionnaire de l’Académie Française, 6e éd., 1832-1835, v° « frère »
29 Catherine VILLENEUVE-GOKALP, « La double famille des enfants de parents séparés », Population, 1999 n°1, p. 15
30 Françoise DEKEUWER-DEFOSSEZ, « Famille éclatées, familles reconstituées », D. 1992, p. 133
31 Adeline GOUTTENOIRE, « Le logement de l’enfant », AJ Fam., 2008, p. 371
32 Elisabeth COPET-ROUGIER, « Alliance, filiation, germanité », Sociétés contemporaines, 2000, n°38, p.21
33 Jean-Philippe LEVY, Manuel élémentaire de droit romain, Dalloz, 7e éd., 2003, p. 157
34 Jean-Philippe LEVY, André CASTALDO, Histoire du droit civil, op. cit., p. 51 ; Jean GAUDEMET, Emmanuelle CHEVREAU, Droit privé romain, Domat, 3e éd., 2009, p.37
35 Pierre CATALA, « Rapport de synthèse », dans Aspects de l’évolution récente du droit de la famille, travaux de l’association Henri CAPITANT, Economica, tome XXXIX, 1988, p. 1
36 Jacques MASSIP, « La loi du 30 décembre 1996 », Rép. Defrénois, 1997, p. 897
37 Caroline SIFFREIN-BLANC, La parenté en droit civil français, Thèse, PUAM, 2009, p. 524, n° 659
38 Thierry REVET, « Autorité parentale : loi n° 96-1238 du 30 décembre 1996 », RTD Civ., 1997, p. 229
39 Anne-Marie LEROYER, Droit de la famille, PUF, 2011, p. 30
40 Jean-Philippe LEVY, André CASTALDO, Histoire du droit civil, op. cit., n°774, p. 1140
41 « Il reconnaîtra l’aîné dans le fils […] en lui donnant double part » (Deut. 21, 17)
42 Didier LETT, « Les fratries dans l’histoire », IS, mai 2012, n° 173, p. 16
43 André BURGUIERE, « La Révolution et la famille », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 1991, n° 1, p. 151
44 Ibid.
45 CAMBACERES, dans François EWALD, Naissance du Code civil, Flammarion, 2004, p. 367
46 Civ., 22 janv. 1867, DP, 1867, I, 5
47 Henri MAZEAUD, JCP, 1977, I. 2859, obs. sur Civ. 1re, 16 févr. 1977
48 Jean-Louis HALPERIN, Histoire du droit privé français depuis 1804, PUF, 2001, p. 322
49 Anne CHEMIN, « L’aîné, ce héros », Le Monde – culture et idées, 7 févr. 2013
50 Guy DESPLANQUES, « La chance d’être aîné », Economie et statistiques, oct. 1981, n° 137, p. 53
51 Philippe CAILLE, « Fratries sans fraternité », CCTF., 2004, n° 32, p. 11
52 Claude LEVI-STRAUSS, Les structures élémentaires de la parenté (extraits), Flammarion, 2010, 150 p.
53 Josy EISENBERG, Armand ABECASSIS, Moi, le gardien de mon frère ?, Albin Michel, 322 p.
54 Agnès FINE, « Liens de fraternité », IS, mai 2012, n° 173, p. 36 ; « Frères et sœurs en Europe dans la recherche en sciences sociales », CLIO, histoire, femmes et société, 2011, n°34, p. 167
55 Marcel DAVID, « Solidarité et fraternité en droit public français », dans La solidarité en droit public (Jean-Claude BEGUIN, Patrick CHARLOT, Yan LAIDIE), L’Harmattan, 2005, p. 11
56 Vivien ZALEWSKI, Familles, devoirs et gratuité, Thèse, L’Harmattan, 2004, n° 190, p. 203
57 Jean-Philippe LEVY, André CASTALDO, Histoire du droit civil, op. cit., n° 176, p.234
58 Didier LETT, « Les frères et les sœurs, ʺparents pauvres de la parentéʺ », Médiévales, 2008, n° 54, p. 5
59 Vivien ZALEWSKI, Familles, devoirs et gratuité, op. cit., n° 190, p. 203
60 Anne-Marie LEROYER, Droit de la famille, op. cit., p. 25
61 Pascal BERTHET Les obligations alimentaires et les transformations de la famille, Thèse, L’Harmattan, 2001, p. 9, n° 4
62 Jean HAUSER, « Une famille récupérée », dans Mélanges Pierre Catala, Litec, 2001, p. 327
63 Julien BONNECASE, La philosophie du Code Napoléon appliquée au droit de la famille, RGD, 2e éd., 1928, p. 11
64 Anne-Marie LEROYER, Droit de la famille, op. cit., p. 30
65 Emmanuelle CRENNER, Jean-Hugues DECHAUX, Nicolas HERPIN, « Le lien de germanité à l’âge adulte. Une approche par l’étude des fréquentations », Revue française de sociologie, 2000, n°41-42, p. 221
66 Annette LANGEVIN, « Frères et sœurs, les négligés du roman familial », dans La fratrie méconnue : liens du sang, liens du cœur (Brigitte CAMDESSUS), ESF Editeur, 1998, p. 27
67 Péroline CHARLOT, « La fratrie », RRJ, 2001-2 (Volume I), n° XXVI – 88, p. 551
68 Rappr. comment l’atténuation de la fonction d’engendrement du mariage a permis une redéfinition de cette institution, y intégrant les transsexuels puis les couples de personnes de même sexe.

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