Installation du cadre théorique
Domaine complexe jamais réellement définit mais souvent qualifié de « Clou », le design évolue et s’installe au sein d’une société mouvante en développement constant. De plus en plus pratiquée et de plus en plus présente, la discipline gagne aujourd’hui en importance malgré sa crise identitaire persistante.
Face à cet environnement quelque peu instable, il apparaît rapidement que la question du design ne peut être abordée sans traiter, même brièvement, de son histoire, et ce pour tenter d’en comprendre l’évolution jusqu’à la pratique que nous en faisons aujourd’hui.
Si le design a longtemps été rapproché des beaux-arts et de l’acte de dessin, le design comme nous le connaissons aujourd’hui s’est véritablement révélé au début du 20ème siècle à travers l’essor de l’industrialisation. Malgré la réticence des designers, peut-être même plus « artistes », de l’époque à associer la discipline à l’industrie, l’évolution des esprits et la force de créativité qu’offra la révolution eurent raison de ce rejet. Le design moderne, mélange du dessin (la mise en forme et du dessein (la conception), inclut alors la notion de pensée dans la conception de son objet, s’éloignant ainsi de l’art pur pour devenir une discipline à part entière.
Portée par le monde industriel et l’époque du Bauhaus, la discipline devenue internationale fut ainsi à son apogée pendant quelques années, le temps tout de même de marquer les esprits, avant l’arrivée d’un nouveau mouvement social à laquelle elle dut faire face : la consommation. Face à la production de masse dictée par la révolution industrielle, la fin du 20ème siècle assista à la naissance de la société de consommation (terme utilisé pour la première fois par Jean Baudrillard en 1970 et, avec elle, au déséquilibre d’un design moderne tout juste édifié. Sollicité par le géant marketing, le design servit alors la logique de consommation à travers un rôle quelque peu anecdotique fragilisé par sa soumission aux disciplines marquantes du mouvement.
Le designer autrefois confondu en artiste, puis devenu ingénieur, se fondit ainsi dans de nouvelles disciplines comme le marketing, emportant dans cette mouvance le dessin de sa pratique.
Dans le sillage de ce passé, le design s’inscrit aujourd’hui encore comme une discipline évolutive de la société, étendant progressivement son champ d’action et légitimant son activité, mais rendant ses limites toujours plus Cloues et son rôle plus difficile à définir.
Il devient alors question de traiter le design à travers la communication, de s’ouvrir à d’autres notions comme le management, mais aussi les champs associés des sciences sociales, de l’économie, la politique… De ce dynamisme émerge ainsi une notion révélatrice de cette nouvelle pratique du design : la pluridisciplinarité. Que ce soit en termes de dispositif d’observation et d’intervention mais aussi d’outil de création, la pluridisciplinarité est partie intégrante dans l’acte de design aujourd’hui.
A travers la richesse de ces échanges internes, le design se développe en accord avec les besoins actuels de la société et étend ainsi cette mixité en externe, dans le périmètre de son application. Compte tenu de cette diversité nous pourrions d’ailleurs parler, comme le fait Philippe Quinton -enseignant chercheur dans le domaine des SICB de « designs » au pluriel.
« Le design des objets manufacturés a connu les arts décoratifs, esthétique industrielle- dans leur acception historique-, autrement dit le travail purement stylistique puis fonctionnaliste sur les objets physiques et graphiques issus d’une production artisanale et industrielle. Dans un monde qui banalise l’esthétique, le design s’intéresse d’avantage à la production du sens, à la valeur symbolique et social des dispositifs formels –et maintenant virtuels- qu’il génère. Les designs ont aujourd’hui des champs d’action, des objectifs et des missions qui concernent toutes les dimensions de la société contemporaine. Rappelons que l’on distingue dans ce champ très vaste des activités différentes et complémentaires dotées de formations spécifiques : le design graphique, le design d’environnement, le design d’intérieur, le design industriel, le design produit et enfin le design textile et mode. »
C’est ainsi que le 21ème siècle devient témoin d’un nouveau mouvement dans l’évolution du design : l’arrivée des nouvelles industries créatives.
C’est dans les années quatre-vingt-dix que le concept d’industries créatives voit le jour en Australie avant de se développer au Royaume-Uni. Ces industries ont été définies comme « toute industrie qui a pour origine la créativité individuelle, l’habileté et le talent et qui a le potentiel de produire de la richesse et de l’emploi à travers la création et l’exploitation de la propriété intellectuelle »(1)
Désormais, loin de la futilité à laquelle elle était souvent reléguée, la créativité joue un rôle croissant comme source d’avantage compétitif dans l’économie et dans la société. Le design est alors vu comme le lien entre la créativité –définie comme la génération de nouvelles idées –et l’innovation– définie comme la réussite de l’exploitation de nouvelles idées, un rôle qui répond aux besoins actuels tout en esquissant une première (l’amorce d’une légitimité à la discipline.
A travers ces nouvelles industries créatives, nous pouvons parler de nouvelles pratiques à travers le design d’expérience, le design d’information, ou encore le design de service… Mais aussi et surtout à travers le design numérique.
« Aussi est surtout » car l’arrivée du numérique constitue la 3ème révolution industrielle qui s’est opérée au 21ème siècle, période au cœur de laquelle nous nous trouvons. Cela fait du numérique une technologie à l’origine de nouveaux outils mais aussi de nouveaux enjeux. Ces révolutions, périodes charnières pour la société, amènent ainsi les innovations du monde laissant ainsi une place majeure aux disciplines créatives.
Le design se retrouve aujourd’hui face à un monde qui change, une période nouvelle disposée aux réinventions et à la créativité, une période marquante pour une discipline en mal de reconnaissance car la révolution numérique, si elle va étendre plus encore le design, sera peut-être l’occasion d’affirmer la discipline dans son champ de pratique, le rôle du design y étant majeur.
Le design s’associe donc à de nombreux domaines d’application, remplaçant quelques fois les anciennes dénominations de métiers de conception mais témoignant également de nouveaux métiers du design apparus à la faveur des mutations sociales. Par cette faculté à être presque partout et surtout là où on ne l’attend pas, il apparaît participer à la solidité de la colonne vertébrale du marché, porteur d’une énergie essentielle à la vie économique, sociale et culturelle.
Cette énergie il la puise aujourd’hui principalement dans le domaine du numérique porteur de nouveaux outils et annonciateur d’une forte période de changement, dont le design sera un acteur essentiel.
Le sujet
Malgré le tournant opéré par le design, l’ombre de la révolution industrielle plane toujours et la discipline se voit aujourd’hui réduite à une période, non pas pauvre, mais dévalorisée de toutes les évolutions dont elle a été sujette depuis lors. Ramenant ainsi la discipline à la pratique d’un design brut, presque nu, cette représentation enferme le design dans le dictat de la forme esthétique poussé par l’implication sociale. On assiste alors à une rupture du signifiant (mot parlé et du signifié) idée exprimable du design, termes dont la dissociation a été très justement appuyée et appliquée au design par Stéphane Vial se référant à la vision stoïciste du langage.
Ce design « brut, presque nu », celui qui peut être qualifié d’originel et peut être même trivial, n’existe qu’à travers le terme de l’objet et la dénomination d’esthétique ou encore de fonctionnalité.
Or, la réduction de ce domaine à cette seule qualification est le résultat d’un manque d’information et de compréhension ajouté à l’appropriation naturelle qu’en a fait la société appuyée par une sur-communication.
En effet, perdue par l’absence de définition et de théorie sur le sujet mais galvanisée par l’importance d’une démarche toujours plus présente, la société s’est faite théoricienne.
De la formulation à la défense du concept design, celui qui n’a pas eu le temps d’être qualifié par ses concepteurs s’est finalement fait alpagué par l’Homme. Adopté, diffusé, vulgarisé, mais au moins considéré.
Mais cette appropriation s’est faite à deux vitesses : alors que l’acte s’est développé jusqu’à recouvrir des domaines jusqu’alors insoupçonnés, le terme s’est figé et banalisé jusqu’à entrer dans le dictionnaire comme adjectif. Parler de design aujourd’hui n’a quelque fois plus de rapport avec pratiquer le design d’aujourd’hui. Si, paradoxalement, ce terme s’est répandu par une utilisation abusive, cette utilisation réduit la discipline à un domaine devenu minime face à la force de développement dont elle a fait preuve.
Il suffit ainsi de taper le terme « design » dans la barre de recherche mondialement utilisée de Google pour poser des mots sur cette méprise : « mobilier », « décoration », « meuble », « objets » voire même « tables », « lampes » et « consoles » sont autant de notions associées à ce domaine qui apparaissent et peuplent à elles seuls la première page de recherche. Relancé avec cette fois « designer », Google nous dirige automatiquement vers des « designers industriels », « designers produits » ou encore « designers d’objet ».
Cette réappropriation touche ainsi l’appellation professionnelle dont l’utilisation alimente les débats.
La définition du design donnée par le site Wikipédia (sélectionné ici pour sa large représentation du grand public présente le sujet comme une discipline créative travaillant sur les « formes spatiales (design d’espace, volumiques (design de produits), design industriel, textiles (design de mode), stylisme, graphiques (design graphique), graphisme ou interactives (design interactif), design d’interaction, design numérique ».
A travers cette définition, Wikipédia met donc bien en avant différents domaines d’interventions ouverts à la pratique du design et permettant d’étendre son territoire professionnel. Or, le langage propre à notre société assimile peu de ces professions au design et plus encore à l’appellation « designer » : le designer d’espace devient architecte d’intérieur, le designer mode devient styliste, le designer graphique devient graphiste, etc. … Le terme « designer » revient au fond très souvent à un seul et même domaine : le design de produits ou design industriel.
De cette manière, ce terme se retrouve fermé à la notion d’objet associée à celles de la forme et l’esthétique. Le langage actuel, qu’il soit numérique ou parlé, illustre (entretient) donc la domination et l’emprise du design produit sur la « planète design ».
La société présente autant d’évolutions de pensées et de langage qui freinent la compréhension d’un terme finalement mal assimilé, allant même jusqu’à le fausser, accentuant le fossé signifiant/signifié auquel nous faisons face aujourd’hui. En effet, la pratique du design telle que nous la concevons au 21ème siècle en accord avec les besoins et la demande sociétale évolue vers un nouveau tournant idéologique l’éloignant de l’image (devenue presque clichée, conservée par la société.
Ces industries créatives évoluent petit à petit vers l’arrivée d’un design au quotidien que l’on ne perçoit pas forcément. Ce mouvement marque ainsi un décalage Flagrant entre ces nouveaux designs quelque fois presque transparents face au design industriel des années 1950 ancré dans l’image de marque, les plaçant presque en opposé.
Le problème persistant de l’absence d’une base théorique propre au design accentue ce fossé à travers le brouillage opéré par de nombreux essais et courants idéologique tentants de se démarquer. Depuis quelques années nous sommes ainsi face à un nouveau tournant idéologique qui met en avant une notion bousculant les grands principes du design parlé : le bon design aujourd’hui serait invisible… Accentué par la découverte de la technologie numérique ayant permis l’entrée de nouveaux outils de réflexion, on parle aujourd’hui de service, d’interface, d’interaction avec l’objet et même parfois d’absence de l’objet.
Le design opère donc aujourd’hui un tournant extrême, à l’encontre presque de l’idée du design comme nous l’avons vu naitre et opérer dans notre société.
Cette évolution nous amène alors à nous questionner, annonçant notre problématique : Qu’entend t-on par « invisible » ? Qu’entend t-on même par design aujourd’hui ? Le design, dans sa définition, peut-il réellement être « invisible » ?
Au fond, ces nouveaux designs doivent2ils eux aussi être discernables ?
Hypothèse :
Ancrée dans la société depuis toujours, le design apparaît comme la différence par l’image comme l’usage. Cette visibilité est par ailleurs devenue un marquage de la différence avec « l’autre », c’est l’objet non désigné. Se démarquer est ainsi est devenue une composante de l’identité de la discipline design, plaçant la notion d’invisibilité à l’encontre des racines du terme design et de sa pratique. Le design comme nous l’entendons ici ne peut ainsi pas être invisible ou indiscernable… Ou il ne s’agit plus de design.
Démarche et organisation du mémoire
A travers ce mémoire nous nous appuierons donc sur le design numérique pour tenter de saisir les enjeux et le rôle du design d’aujourd’hui face à l’évolution que la discipline est en train d’opérer. Ce travail n’a pas la prétention d’apporter de grandes réponses à un débat engagé depuis de nombreuses années, mais se présente dans l’esprit d’une recherche personnelle tendant à s’interroger autour des notions de design, de rôle et d’évolution sur des considérations artistiques, esthétiques mais aussi sociales.
Dans ce but, l’organisation de ce mémoire figure deux parties de recherches et de théorisation. Il me paraît ainsi important de confronter ces deux regards.
La première partie place l’environnement des nouveaux designs du 21ème siècle, tentant de saisir les facteurs et enjeux du rapprochement de la technologie numérique au design. Pour ce faire nous replacerons la notion d’objet comme nous l’entendons aujourd’hui dans le but d’en saisir par la suite les propriétés pour déterminer enfin du rôle du designer face à ces nouveaux outils.
La seconde partie introduit alors la notion d’ « invisible » questionnée dans notre problématique pour tenter de comprendre son assimilation paradoxale à la discipline du design. Après l’avoir définie, nous l’identifierons à travers une approche théorique et pratique des nouveaux designs face au designer moderne émergeant de notre première partie. Enfin, nous porterons un regard sur les conséquences engendrées par ces évolutions et les limites qu’elles dessinent au cœur de notre société.
Dans le cadre de mon projet professionnel développé en parallèle de ce travail théorique, j’ai eu la chance d’intégrer la société Fly n Sense. J’ai ainsi pu plonger au cœur de l’industrie et découvrir le domaine de la conception aéronautique durant 6 mois, me permettant de mesurer le rôle et la pratique de ces nouveaux designs face aux besoins actuels. Ma mission a été de développer la couche graphique et l’amélioration de l’ergonomie de l’interface utilisateur dédié au contrôle d’un drone à application civile en rejoignant l’équipe de Recherche et Développement de la société.
Profitant de cette intégration, j’ai appuyé mon travail sur un corpus de recherche dédié au pilotage. Pilotage de drone, mais aussi d’avion, de tramway ou encore de voiture, ces situations de vie intègrent les notions d’interface et de numérique tout en représentant les enjeux des nouvelles pratiques du design face à la richesse des profils utilisateurs, des types d’utilisation ou encore d’environnement. Comme nous le verrons, la considération de ces facteurs est aujourd’hui représentative de la conception de la discipline comme elle intervient au cœur du 21ème siècle.
Le parallèle intéressant est aussi de mesurer l’impact de ces nouveaux designs dans le domaine berceau de la discipline comme elle est considérée aujourd’hui : l’industrie. Preuve de l’évolution de la société et des enjeux actuels, la pratique du design au sein même de ces industries s’est étendue, contribuant à développer le rôle du designer au-delà du design produit.
1 Creative industries task force, The Creative Industries Mapping Document 2001 fait à Londres, Department for Culture, Media and Sport, 2000
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