Ce que nous avons nommé logique de « bonne gestion » de sa vie, qui implique de prendre sa vie en mains, d’avoir des projets clairement définis et de mettre en oeuvre des actions au service de ces projets, L. Sfez(65) l’appelle la « pré- théorie de la décision ».
Dans le domaine qui nous intéresse, nous en constatons la présence dans le discours des interviewés ainsi que dans la littérature sociologique. C’est la norme de la contraception qui veut qu’en dehors d’un projet d’enfant, dûment répertorié ou implicite, le soin de la femme à se protéger efficacement soit une priorité. C’est donc également parler « d’échec » de la contraception lorsqu’une grossesse survient dans ce cadre. C’est encore le fait, constaté lors du mémoire de M1, que « décider » sa maternité soit un élément qui prenne tellement d’importance dans les discours des interviewées.
La « pré-théorie » est tellement présente dans la société qu’elle en est presque transparente. Elle est diffusée par l’éducation ; « (…) elle appartient au niveau de ces évidences premières qu’il est urgent de remettre en question, mais que le système préserve et reproduit par tous les moyens en sa possession (…) »(66) C’est à Descartes que L. Sfez se réfère comme instigateur de la « pré-théorie » de la décision, mais un Descartes vulgarisé, caricaturé presque, celui qui est dans la culture commune. La pré-théorie se caractérise entre autres par un fractionnement de la décision en trois moments : délibération, décision, exécution, avec valorisation de la décision.
L’objet de l’ouvrage est précisément de déconstruire la décision cartésienne, en critiquant ses trois éléments que sont la linéarité, la rationalité et la liberté. Au- delà de cette déconstruction, l’auteur propose un cadre conceptuel critique et une méthode permettant d’analyser des processus décisionnels, en partant du « micro ».
L’auteur passe en revue les théories qui utilisent chacun de ces trois éléments, ainsi que celles qui les critiquent. Il propose également des emprunts à plusieurs disciplines, notamment l’anthropologie structurale, l’histoire, la psychanalyse, la biologie, l’antipsychiatrie, la linguistique contemporaine et la sémiologie.
Dans un autre ouvrage(67), l’auteur accompagne sa critique d’une typologie des théories. Ainsi, « l’homme certain » est celui qui correspond à la décision cartésienne. « L’homme probable » est celui de la décision moderne, définie comme un processus connecté à d’autres, marqué par l’existence reconnue de plusieurs chemins pour parvenir au même et unique but. C’est une étape avant de parvenir aux théories du changement d’une société contemporaine, multi- rationnelle, où l’homme est « aléatoire ». Nous allons reprendre la démonstration de ce professeur de science politique pour comprendre ces trois éléments et la critique qui en est faite.
• La linéarité
La linéarité est le point central du schéma classique. Elle suppose un commencement et une fin, en passant, dans l’ordre, par les différents points de la ligne. La décision est comprise entre des limites définies. La fin correspond à la réalisation du projet. A la place de cette linéarité, L. Sfez propose une approche systémique où la décision se déroule comme un récit.
• La rationalité
La linéarité implique la rationalité car « Si la ligne est une construction de l’esprit, c’est parce que la raison impose une structure d’ordre à la discontinuité des points (…) »68. En voici la définition : « le comportement rationnel de l’homme est celui qui, l’éloignant des sens et des passions, lui permet d’envisager, avec la lumière de l’intelligence, les meilleurs moyens d’atteindre un but lui-même rationnel, c’est-à-dire soumis aux exigences de la raison »(69).
L’action rationnelle est liée à la causalité, mais également à la normalité, car ce qui est en dehors des normes ne peut s’intégrer dans le monde.
Pour critiquer la rationalité, il faut accepter un certain taux d’irrationalité de la nature humaine, mais ce n’est pas suffisant. L. Sfez propose le concept de multi- rationalité. Le passage à la multi-rationalité se fait en rejetant la linéarité, le progrès, l’efficacité (ou utilité) et la normalité, ces éléments du dispositif de la rationalité cartésienne, le progrès étant une vision linéaire de l’Histoire et la normalité au service de l’efficacité. En fait, chaque élément renvoie aux autres. L. Sfez considère la décision comme un récit où différentes rationalités se font jour. Elles ne se juxtaposent pas, elles peuvent s’annuler, se gommer, s’entailler, se tordre et produire un effet de sens indépendant. Les rationalités des différents intérêts s’imbriquent par un effet de surcodage.
• La liberté
La liberté est la condition de toute rationalité possible : « elle bloque la chaîne des événements et lui fournit « un commencement », un acte créatif qui permet, à partir de lui, d’établir un ordre linéaire ».(70) Ainsi, la théorie rationnelle d’explication linéaire exige un sujet libre à l’égard des déterminations, sans être inséré dans un système de contraintes. La liberté pose l’individu isolé comme responsable de ses actes. Ce sentiment de liberté, qui résiste dans le vécu, est nécessaire, en effet : « Le système agit à travers ses acteurs à condition de leur laisser l’illusion qu’ils sont sujets libres et créateurs »(71).
Pour l’auteur, puisque la décision est considérée comme un système, il y a une interdépendance entre les éléments du système et aucun ne peut être « libre » par rapport aux autres. Les décisions individuelles s’encadrent dans une « totalité agissante » et sont incluses dans un vaste système de contraintes. Pour autant, il est possible de penser qu’une décision, qui est « contrainte par l’ensemble du système historiquement déterminé par son mode de production même », est « libre », dans la mesure où « jouant sur plusieurs niveaux à la fois (multi-rationalité, multi-finalité), elle s’individue par “surcodage” »(72).
L’auteur résume :
« L’approche systémique nous a appris qu’une décision était liée d’une multitude de manières à l’environnement (culturel, politique, social, géographique, etc.), que ces liens, loin d’être causaux et simples réagissent les uns sur les autres et ne pourraient en aucun cas être analysés comme des chaînes déductives ordonnées selon une loi de la rationalité. (…) De plus, la critique du sujet, de son autonomie, non seulement a conduit à suspecter une finalité que le sujet proposerait pour lui, mais à la déplacer (il vise ceci mais en réalité il poursuit cela), à la condenser : il poursuit ceci et cela (sans même s’en douter, surtout quand les deux fins sont contradictoires)».(73)
La dernière partie de la citation concerne la multi-finalité (qui n’est pas à comprendre comme une négation de toute finalité).
65 Sfez L., 1981, op. cit.
66 Ibid., p. 17. 48
67 Sfez L., 1984, op. cit.
68 Sfez L., 1981, op. cit. p. 32.
69 Ibid., p. 154. 49
70 Sfez L., 1981, op. cit., p. 34.
71 Ibid., p. 10.
72 Ibid., p. 271.
73 Sfez L., 1981, op. cit., p. 313.
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