Dans un premier temps (1981-1985 environ), les responsables français n’ont pas pris la mesure de l’ampleur des difficultés africaines et des bouleversements économiques – mais aussi politiques et diplomatiques – qu’annonçait la mise en œuvre des politiques d’ajustement. Par la suite et devant la persistance de la crise, ils ont développé un discours similaire à celui des bailleurs de fonds internationaux quant au diagnostic des situations, tout en réaffirmant, fermement, la volonté d’autonomie et d’originalité de la position française, notamment à travers les mécanismes de la zone franc.
Pour autant, et conformément à ses habitudes, la France n’a jamais réussi à transformer ce discours en réalisations concrètes.
Aussi l’cc ajustement réel « (opposé à I’» ajustement monétaire « préconisé par les organisations internationales) n’est, en définitive, qu’une rationalisation a posteriori (5), de l’acceptation, plus ou moins passive, de la philosophie de l’ajustement dans le cadre, inchangé, de la logique traditionnelle des interventions françaises en zone franc.
La position française peut en effet être rapidement décrite par la simultanéité des deux caractéristiques suivantes. Dans la mesure où les diagnostics de la crise africaine, de la part de la France, du FMI et de la Banque mondiale, sont très proches, les grands principes de l’ajustement sont acceptés : besoins d’une rigueur accrue dans les finances publiques, de prix (notamment agricoles) plus incitatifs, d’une administration plus recentrée et plus efficace, etc.
Cependant, la France se fait un devoir de mettre en avant la spécificité de son approche : maintien de la zone franc, croyance et affirmation d’une supériorité dans la connaissance et dans la compréhension des spécificités africaines, nécessité de son rôle de médiateur pour assouplir les positions jugées trop dogmatiques des institutions de Bretton Woods.
Pour que cette position se traduise en une politique économique cohérente et homogène, il aurait fallu que les autorités françaises prennent en compte les conséquences des contraintes particulières de l’ajustement réel en zone franc. Autrement dit, elles auraient dû rendre compatibles l’adoption de l’ajustement réel, une certaine prise en compte de ces spécificités africaines et la fonction médiatrice de la France. Or l’analyse de la politique française effectivement suivie durant ces années montre au moins six incohérences ou erreurs d’appréciations qui ont empêché cette rationalisation.
En premier lieu, les spécificités des difficultés africaines et les assouplissements nécessaires des politiques d’ajustement n’ont été ni systématisés, ni traduits en doctrine et en propositions concrètes.
Même si certaines actions pouvaient révéler cette volonté d’ouverture (par exemple, soutien aux réformes des entreprises publiques et aux privatisations), on a vu se poursuivre des interventions traditionnelles de sauvetage (aides budgétaires) ou des interventions politiques ou clientélistes peu justifiables économiquement (grands projets préalablement refusés par les services techniques, par exemple).
Il en est résulté une absence de crédibilité internationale tant en ce qui concerne la réorientation de la politique économique française en Afrique qu’en ce qui concerne la possibilité d‘une intervention alternative à l’ajustement structurel orthodoxe.
En deuxième lieu, la France n’a pas pu, ou n’a pas été capable de tirer les conséquences de la montée des infractions aux règles de la zone franc. En effet, comme l’ont montré de nombreux travaux (6), le laxisme des années 70 et la montée de l’économie internationale d’endettement a permis le dévoiement des règles originelles de la zone. Grâce à la croissance des crédits extérieurs, la discipline monétaire et financière de la zone a été relâchée ; la montée des déficits budgétaires ainsi que l’accroissement disproportionné des charges de la dette ont été tolérés.
Dans les années 80, l’adoption de la logique de l’ajustement n’a cependant pas été l’occasion de revenir à une logique de rigueur.
Le laxisme des Etats africains s’est répercuté sur la gestion des banques centrales : les avances de simple trésorerie ont constitué un instrument régulier et automatique de financement (notamment du fait de la difficulté à les contrôler) ; le maximum de 20 Yo de recettes budgétaires nationales en avances a été contourné par les politiques internes de crédit (crédit de campagne, refinancement des établissements publics et parapublics, etc.). Et la France a été incapable d’empêcher ces détournements.
Du fait de ce laxisme (facilités financières et accroissement des emprunts) et de la crise économique (montée des arriérés), les comptes d’opération BEAC et BCEAO se sont retrouvés, pour la première fois dans l’histoire de la zone, simultanément en position déficitaire. En raison de l’absence de pénalités sur ces positions débitrices, cette situation s’est perpétuée. Apparaît ainsi une autre contradiction entre la logique d’ajustement et la pratique actuelle de la zone : la première a pour objectif la plus grande rigueur financière et budgétaire tandis que la s5conde donne au contraire une certaine marge de manœuvre au.. Etats. Le fait que ces pratiques constituent des infractions ou des abus par rapport aux règles initiales de la zone franc n’enlève rien à cette incompatibilité dans la mesure où elles se sont imposées et que les autorités françaises (en fait le Trésor, sans aucun doute contraint politiquement) ont été dans l’incapacité de les remettre en cause.
En troisième lieu, la volonté de maintenir à tout prix la zone franc s’est étrangement traduite par une fixation sur le caractère immuable de la parité du franc CFA. Le niveau du taux de change a été transformé en symbole de la zone alors que, d’une part, les textes envisagent sa modification (art. 6 du traité de 1’UMOA et art. 9 du traité de la BEAC; opération qui a d’ailleurs eu lieu en 1958 avec l’introduction du nouveau franc français) et que, d‘autre part, la spécificité de la zone réside beaucoup plus fondamentalement dans l’existence des comptes d’opération et des mécanismes de convertibilité de la monnaie garantie par la France.
L’histoire a montré que les autorités de la zone s’étaient trompées de cible : en se crispant sur le problème de la parité, elles se sont empêchées de voir les problèmes d’incompatibilité plus globales entre la pratique de l’ajustement sur l’ensemble du continent et la pratique de la zone franc. Là encore, il s’agit moins d’incompatibilité de principe que d’incompatibilité des faits concrets : si les bailleurs de fonds avaient été moins avares de financements en
zone franc, si les pays voisins de la zone n’avaient pas opté pour des politiques aussi libérales, si les règles de la zone avaient été mieux respectées, etc. , la position française aurait peut-être été justifiée et financièrement tenable. Toujours est-il que dans le contexte des années 80, la poursuite simultanée de ces deux pratiques a conduit, à terme, à l’impasse.
En quatrième lieu, cette crispation sur la parité du franc CFA a aveuglé les autorités monétaires et financières sur un phénomène autrement plus inquiétant pour la survie de la zone. La montée des déficits publics dans les pays-membres et la volonté de la France de réduire son aide (ou du moins de la stabiliser) ont accru l’importance des financements extérieurs en provenance des institutions de Bretton Woods. Les comptes d’opération sont devenus de plus en plus sensibles aux apports de la Banque mondiale et du FMI. C’est d’ailleurs en partie pour cette raison qu’a eu lieu la dévaluation du franc CFA : l’assèchement progressif des financements multilatéraux a contraint la France à s’aligner sur leur position.
Dans ces conditions, les autorités françaises ont manqué de discernement (ou ont été, une fois de plus, anesthésiées par les contraintes politiques, administratives et clientélistes) : elles n’ont pas su rendre compatibles maintien des mécanismes de la zone et ajustement réel. Elles n’ont pas su préserver la signification des comptes d’opération en tant que garantie du Trésor français et par là même exercice de la souveraineté française dans la zone. D’une part, cette incapacité s’est traduite par un manque d’initiative dans le domaine des réformes de fonctionnement de la zone : il n’y a pas eu, par exemple, de tentative de mise en place de mécanismes de différenciation de mouvements de capitaux au sein des comptes d’opération, notamment pour isoler l’aide. D’autre part, elle s’est traduite par une incapacité à influencer les bailleurs de fonds : les Français n’ont pas réussi à éviter le traitement discriminatoire des pays de la zone par les deux institutions de Bretton Woods. Autrement dit, la France a été incapable de déployer les instruments nécessaires au maintien de l’autonomie et de la spécificité de sa politique de coopération.
En cinquième lieu, les autorités françaises n’ont pas forcément pris la mesure des conséquences de l’adoption de la logique, même aménagée, d’ajustement. En effet, la zone franc n’est pas seulement un mécanisme de coopération monétaire et financière entre la France et certains pays africains. Les dimensions économiques, sociales et politiques qui lui sont consubstantielles sont plus importantes encore (7) : à côté de la protection de la valeur de la monnaie, la zone franc représente aussi et surtout la protection des investissements étrangers, la protection des intérêts français, la protection des rentes de situation, la protection du niveau et du mode de vie des élites, la protection vis-à-vis des contraintes extérieures via l’aide budgétaire française et l’absence de pénurie de devises, etc. I1 est inutile de s’appesantir sur les incompatibilités de fond entre la logique de l’espace protégé et la logique de l’ajustement structurel.
En sixième et dernier lieu, les membres de la zone franc n’ont pas su analyser et anticiper les conséquences de l’approfondissement des processus d’intégration européenne et de la « mondialisation» de l’économie (8).
D’une part, la confirmation à partir de 1983 du maintien dans le SME puis la réussite de la politique de désinflation et de franc fort ont eu pour conséquence l’arrêt des dévaluations automatiques du franc CFA par rapport au dollar et aux autres monnaies européennes.
Or cette évolution a eu lieu alors même que les intérêts commerciaux français en zone franc chutaient de façon irrémédiable au profit des pays européens mais, plus encore, au profit de pays à monnaie dollar (9).
D’autre part, les pays de la zone franc ne constituent désormais plus qu’un enjeu économique mineur pour la France. Dans ces conditions, les objectifs de la zone se sont modifiés : ce ne sont plus les flux commerciaux entre la France et les pays africains qui importent mais l’assurance, par la France et pour les pays africains, de la convertibilité du franc CFA et d’aides budgétaires. La crispation sur la fixité de la parité était ainsi d‘autant moins justifiée : en préconisant libéralisation des échanges extérieurs et accroissement de la concurrence, en favorisant, à court terme, la logique de finances publiques sur la logique de développement, l’adoption des politiques d’ajustement a violemment révélé cet anachronisme.
Dans ces conditions, l’adoption de la politique d‘ajustement réel s’est révélée quelque peu factice : il s’est plutôt agi d’une tentative de conciliation de certaines mesures d‘ajustement et de la poursuite des pratiques, laxistes, de la zone franc. Cette tentative a été un échec en raison des contraintes politiques et clientélistes (franco-françaises et franco-africaines) (1O) ainsi qu’en raison de l’incapacité de la France à convaincre ses partenaires occidentaux et à jouer son rôle de médiateur.
(5) Ainsi, les premiers documents macro-économiques et stratégiques de la coopération ne sont apparus qu’au tout début des années 90.
(6) Voir par exemple, B. Vinay, Zone franc et coopération monétaire, Paris, ministère de la CooperationlLa Documentation française, 1988 ; J. Coussy, Le zone franc eu cours des trois dernières décennies (1960-1988), séminaire du 11-13 décembre, Queen Elizabeth House, Oxford, 1988 ; O. Vallée, Le prix de l’argent CFA : heurs et malheurs de la zone franc, Paris, Karthala, 1989 ; Notes internes d’administrations françaises.
(7) Voir par exemple, O. Vallée, op. cit. et B. Hibou L’Afrique est-elle protectionniste ?, à paraître en 1995.
(8) Il ne s’agit pas, ici, de traiter du problème, fort complexe et qui va au-delà de notre propos; des conséquences de l’intégration européenne sur les pays africains mais seulement d’évoquer les points de compatibilité entre la stratégie française d’ajustement réel et le maintien de la zone franc à l’identique.
(9) Voir par exemple, B. Coquet, J.M. Daniel et E. Fourman, L’Europe et l’Afrique : flux et reflux , Politique africaine, 49, mars 1993; Ph. Hugon, n L’Afrique noire francophone : l’enjeu économique pour la France n, Politique africaine, 5, février 1982.
(10) Voir par exemple, J.-F. Bayart, op. cit., 1984 et 1992.