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Section 1 – Une distinction entre limitation conventionnelle et légale de responsabilité discutable

77. Plan

Distinguer suivant que le plafond d’indemnisation est d’origine légale ou contractuelle est source d’incohérence (§1). C’est pourquoi il conviendra de s’intéresser aux raisons qui ont poussées le juge à opérer une telle distinction (§2).

§1 – Une distinction source d’incohérence

78. Une distinction au résultat paradoxal

La Cour de cassation estime que le manquement à une obligation essentielle permet de neutraliser une clause limitative de responsabilité lorsque celle-ci est d’origine contractuelle(1). Cependant l’annulation d’une telle clause ne rend pas inapplicable une éventuelle clause insérée dans un contrat type. C’est ce que l’on a pu observer avec les différents contentieux impliquant la société Chronopost où il existait toujours un contrat type de messagerie. Or, en présence d’un plafond d’indemnisation réglementaire ou légal la Cour de cassation précise que seule une faute lourde permet de le tenir en échec. La contradiction est donc manifeste. Les juges vont, en pratique, réputer non écrite une clause contractuelle pour manquement à une obligation essentielle pour, au final, appliquer une clause au contenu similaire uniquement parce que celle-ci a une source différente. Or cette seconde clause a, quant à elle, peu de chance d’être annulée et, ce, en raison de la grande difficulté qu’il y a à prouver l’existence d’une faute lourde(2).
Cela conduit très justement M. MAZEAUD à affirmer qu’ « En définitive, la neutralisation des clauses limitatives de réparation d’origine contractuelle ne constitue rien d’autre qu’un coup d’épée dans l’eau, puisque elle conduit à l’application du plafond légal d’indemnisation prévu par le contrat-type et à la limitation de responsabilité recherchée en vain par le débiteur par la voie du contrat mais obtenue par l’effet du décret »(3). Dans un même ordre d’idée, M. TOSI écrit que cette solution jurisprudentielle est quelque peu paradoxale car « elle revient à faire rentrer par la fenêtre ce qui est sorti par la porte »(4).

79. Un paradoxe fortement critiqué par la doctrine

Afin d’insister sur les conséquences pratiques incohérentes d’une telle distinction il paraît intéressant de citer quelques auteurs.
M. MAZEAUD écrit « […] est-ce faire preuve d’excès de moralité que de penser que tout débiteur doit répondre des suites de l’inexécution de ses engagements lorsque ceux-ci constituent la sève et le ferment du contrat qu’il a conclu et que nulle clause, quelle que soit sa source, ne doit lui permettre de s’affranchir à bon compte de la parole donnée et de vider ainsi […] le contrat de sa substance ? »(5).

Madame ROCHFELD, quant à elle, souligne qu’ « […] il peut paraître un peu paradoxal pour la cour d’énoncer, d’une part, que les juges du fond doivent se cantonner à la définition qu’elle a donné des obligations essentielles comme s’écartant de celles des obligations normales de ce contrat de transport et, d’autre part, que le modèle de substitution soit ce même contrat de transport à l’égard duquel elle avait entendu marquer ainsi une distance […] D’ailleurs, le résultat auquel elle parvient en suivant ce raisonnement confirme le paradoxe : la cour applique un plafond important de réparation à l’inexécution d’une obligation qu’elle déclare essentielle, conformément à un contrat type qui ne la conçoit pas comme telle et ne pouvait donc correctement traduire la mise en rapport de l’importance de cette obligation avec le plafond prévu »(6).

Enfin, M. LOISEAU et M. BILLIAU relèvent, quant à eux, que « L’apparente logique de cette solution ne parvient pas, alors, à surmonter le paradoxe consistant à déclarer non écrite et donc inapplicable une stipulation comportant une limitation de responsabilité pour la remplacer par une autre siamoise. Le déséquilibre subsiste et la sanction se révèle en définitive inefficace ; suivre ce raisonnement aboutit en fait à tenir en échec la règle de droit (C. civ., art. 1131) qui a présidé à l’invalidation de la clause. L’efficacité de la règle est alors en trompe l’oeil puisque si elle commande la suppression de la clause contractuelle, elle n’empêche finalement pas l’application d’une clause identique du contrat type arrêté par décret »(7).
Ce paradoxe étant unanimement reconnu par la doctrine on est alors conduit à se demander pourquoi les juges maintiennent une telle position.

§2 – Les justifications à une telle distinction

80. Une justification tenant à la compétence du juge judiciaire

Cette solution consistant à distinguer suivant que la clause limitative de réparation est conventionnelle ou réglementaire conduit, comme nous venons de le voir, à des incohérences pratiques. Il paraît donc nécessaire de se demander pourquoi la Cour de cassation maintient une position si peu opportune. C’est alors au regard des pouvoirs qui lui sont conférés que la justification doit être recherchée. En effet, le juge judiciaire n’est pas compétent pour apprécier la légalité d’un acte administratif. Il se déclare incompétent et, ce, en raison du principe de séparation des pouvoirs posé par la loi des 16 et 24 août 1790(8). Or, le terme « contrat-type » employé par la Cour de cassation dans les décisions précitées ne doit pas tromper. Bien qu’on fasse référence à la notion de contrat il s’agit ici d’un acte réglementaire relevant, de ce fait, quant à la question de sa validité, de la compétence du juge administratif.
Par conséquent, au regard de la nature juridique du contrat type source du litige, le juge judiciaire « se refuse à écarter l’application d’un tel contrat type pour contrariété à la loi. Lorsque l’illégalité est invoquée devant lui, il doit, dès lors qu’elle présente un caractère sérieux, renvoyer au juge administratif l’examen de cette exception et surseoir à statuer dans l’attente de sa décision »(9). MM. LOISEAU et BILLIAU citent d’ailleurs, à cet égard, un arrêt de la Cour de cassation du 31 mai 1988 dans lequel il est précisé que « les tribunaux de l’ordre judiciaire ne peuvent sans méconnaître le principe de séparation des pouvoirs déclarer que des clauses figurant dans un décret ou reprises dans un règlement de service d’eau sont abusives »(10). Cela conduit les deux auteurs à conclure que c’est « bien une simple règle de compétence qui fait obstacle à l’efficacité de la sanction civile »(11).
C’est donc au juge administratif qu’il revient de se prononcer sur la légalité de la clause limitative insérée au contrat type.

81. Le juge administratif refusant de déclarer illégale la clause limitative du contrat type

Seul le juge administratif est donc compétent pour déclarer illégale la clause limitative insérée au contrat type. Il pourrait alors le faire en se basant sur plusieurs fondements juridiques comme la cause de l’article 1131 du Code civil ou encore la réglementation des clauses abusives. Cependant, dans une décision très critiquée du 6 juillet 2005, le Conseil d’État s’est expressément prononcé sur ce point. Il a alors estimé que la clause limitative prévue dans le contrat type n’était pas abusive au sens de l’article L. 132-1 du Code de la consommation(12).
Cette décision a donc pour effet regrettable de maintenir le paradoxe existant. À cette contradiction s’ajoute également le fait qu’en l’état actuel de la jurisprudence la notion de faute lourde se trouve marginalisée.

1 Et qu’elle contient un plafond d’indemnisation dérisoire depuis l’arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation du 29 juin 2010, préc.
2 Voir sur ce point, infra, n° 85.
3 Note D. MAZEAUD, sous Cass. mixte, 22 avr. 2005, préc. : RDC, juill. 2005, p. 673 et s., spéc. p. 678.
4 Note J.-P. TOSI, sous Cass. mixte, 22 avr. 2005, préc. : D. 2005, p. 1864 et s., spéc. p. 1864.
5 Note D. MAZEAUD, sous Cass. com., 21 févr. 2006, préc. : RDC, juill. 2006, p. 694, spéc. p. 695 et 696.
6 Note J. ROCHFELD, sous Cass. com., 9 juill. 2002, préc. : JCP 2002, I, 184, spéc. p. 2116.
7 Note G. LOISEAU et M. BILLIAU, sous Cass. com., 9 juill. 200, préc. : JCP 2002, II, 10176., spéc. p. 2033.
8 Voir en se sens : Note G. LOISEAU et M. BILLIAU, sous Cass. com., 9 juill. 2002, préc. : JCP 2002, II, 10176., spéc. p. 2033.
9 Note G. LOISEAU et M. BILLIAU, sous Cass. com., 9 juill. 2002, préc. : JCP 2002, II, 10176., spéc. p. 2033.
10 Cass. 1ère civ., 31 mai 1988 : Bull. civ. I, n° 161 ; D. 1988, somm., p. 406, obs. J.-L. AUBERT.
11 Note G. LOISEAU et M. BILLIAU, sous Cass. com., 9 juill. 2002, préc. : JCP 2002, II, 10176., spéc. p. 2033.
12 CE, 6 juill. 2005 : n° 261991, Sté Dodin, Sté Demathieu et Bard ; JCP 2005, II, 10154, concl. F. DONNAT ; D. 2005, p. 2094, note Ph. DELEBECQUE ; RDC 2005, p. 375, note D. FENOUILLET.

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